Sakurajima #5

Sans aucun doute, j’étais irrité. C’était aussi à cause du manque de sommeil prolongé. Cependant, ce n’était pas seulement cela. En un mot, j’étais incapable d’accepter mon sort. Pourquoi me trouvais-je sur cette île du Sud, que j’avais étudiée en cours de géographie à l’école primaire mais sur laquelle je n’aurais jamais pensé venir ? Et pourquoi devais-je périr ici ? Cela, je ne le comprenais pas. Ou plutôt, je ne cherchais pas à l’accepter. Ce n’était pas un fait qui pouvait s’accepter. Mais la situation était pressante. Quel que fût le chemin et quelle que fût la façon, j’étais arrivé à un point où je devais me résigner. 

Dans les conversations de la salle de cryptage et des quartiers d’habitation, la question de savoir où l’armée américaine allait débarquer revenait de temps à autre sur le tapis. Une fausse rumeur disait que la Marine prévoyait un débarquement à Fukiagehama, tandis que l’armée de terre concentrait ses principales forces sur les fortifications de la côte de Miyazaki. Okinawa était déjà tombée après un combat désespéré. La sortie du cuirassé Yamato s’était aussi soldée par un échec. D’après les télégrammes que je déchiffrais chaque jour, la défaite totale de notre camp était claire. À en juger par les avions américains qui venaient voler par ici quotidiennement, l’approche du débarquement était une réalité inéluctable. Dans un calme plein d’une tension inquiétante, nous étions entrés dans le mois d’août. La nuit du 1er août, j’étais de service.

Sous un faible éclairage, dans la grotte à l’odeur de boue, les hommes travaillaient au cryptage, le regard maussade. De temps à autre, un messager aux yeux ensommeillés venait nous porter un télégramme. Le bruit des recueils de code qu’on feuilletait était bizarrement irritant. J’allongeai le bras pour prendre un télégramme qui venait d’être apporté. C’était une alerte stratégique spéciale. Je relevai la tête, surpris. Finalement, se passait-il quelque chose ? Je consultai à la hâte le recueil de codes. Mot par mot, je couchai le résultat sur la feuille prévue à cet effet.

« Repéré flotte ennemie trois mille bâtiments. Cap nord. »

C’était un message envoyé par le poste d’observation d’Ōshima. Je me levai.

« C’est un télégramme concernant une flotte ennemie. »

Un éclair de tension traversa brièvement le visage endormi de l’officier de service. La sonnerie électrique retentit. La salle d’état-major fut immédiatement avertie. Dans le passage menant à la salle de cryptage, les cryptographes, leur chef Tanagokoro ainsi que les opérateurs des transmissions qui dormaient sur des matelas, réveillés par les officiers, arrivèrent les uns après les autres. Lorsqu’ils entrèrent dans la salle, ils plissèrent les yeux en essayant de détourner le regard de la lumière. Ils se rassemblèrent à la table du commandant pour discuter entre eux à voix basse.

La quantité de messages augmenta subitement. Il n’y avait que des télégrammes d’alerte stratégique spéciale. Des rapports et des communications, des ordres envoyés à toutes les unités se déversaient dans une grande confusion sur tout le territoire japonais. La flotte ennemie avait clairement pour objectif la région de Tōkyō. Allaient-ils foncer vers la côte de Chiba et prendre la capitale en un seul assaut ? Ce n’était pas inconcevable.

En ce moment, les habitants de la métropole de Tōkyō dormaient probablement sans rien savoir.

L’image du quartier de Hongō où j’avais vécu jusqu’à ma conscription, et celle de mes amis me vinrent soudain distinctement à l’esprit. C’était l’image d’un quartier tranquille sans aucun lien avec la guerre, c’étaient les silhouettes de gens paisibles. La malchance que je m’étais résigné à subir comme étant mienne serait maintenant la leur. N’étaient-ils pas en train de dormir dans leur lit, le visage serein, sans même sentir ce monstrueux présage de mort ? Une certaine pensée, accompagnée d’une douleur aiguë, me traversa l’esprit.

Et s’ils débarquaient à Tōkyō, moi qui étais à Sakurajima, ne serais-je pas sauvé ?

Avec l’envie de gémir, je suivis le fil de cette pensée…

À la table du commandant derrière moi, le volume de la conversation augmentait peu à peu. De temps en temps, un éclat de rire s’y mêlait. Curieusement, j’avais l’impression qu’au milieu de la tension, un sentiment de désespoir s’envenimait et enflait, et que les voix qui échangeaient des plaisanteries se faisaient criardes.

« Ceux du Commandement militaire et ceux des Transmissions de la Région Est, ces gars qui croyaient avoir trouvé une bonne planque, ils vont faire une sacrée gueule !

— Ils pourront se plaindre d’un sacré manque de pot, ça changera rien.

— Mais ils peuvent s’enfuir dans la plaine du Kantō, non ? »

Quelqu’un interrompit la conversation.

« Les Unités spéciales d’attaque sont prêtes à faire une sortie ? »

Personne ne parla pendant un moment. Ce silence vint peser dans mon dos au point d’en être douloureux. À ce moment, quelqu’un lança une plaisanterie d’un ton nonchalant.

« De toute façon, l’année prochaine à la même période, nous on transportera les sacs de farine des Ricains. Au port de Sasebo ou ailleurs. »

Des rires étouffés s’élevèrent.

« Il n’y aura plus de soldats ni d’officiers mariniers. À ce moment-là. »

Soudain, une voix au ton différent, dépourvue de toute nuance d’hilarité, coupa cette conversation.

« Ne racontez pas de conneries. »

C’était une voix sérieuse et dure. Les ricanements cessèrent. Je me tordis un peu pour jeter un regard furtif par-dessus mon épaule.

« Arrêtez de dire des absurdités devant les soldats. »

C’était le premier maître Kira. Quand était-il entré dans la salle de cryptage, je l’ignorais. Ne pouvant me permettre de rester à le contempler, je me retournai et prétendis consulter mon recueil de codes. Le premier maître Kira s’était levé en prononçant ces mots. Il avait jeté un froid dans la salle.

« C’était juste une blague, pour rire, quoi. »

On sentait que quelqu’un essayait de le calmer.

« Personne ne pense que le Japon va perdre.

— Même si c’est une plaisanterie, il y a des choses qu’on peut dire et d’autres que…

— Premier maître Kira, arrêtez de nous chercher des poux dans la tête. »

Je crus entendre un « Quoi ? » qui resta inachevé, puis il y eut une mêlée, au milieu de laquelle on entendait le bruit sourd d’un corps à corps. Alors que je me faisais tout petit, quelqu’un chancela et vint s’écrouler dans mon dos. Le panneau des nombres aléatoires s’effondra, envoyant voler des dizaines de pièces. Une respiration violente vint effleurer ma nuque. Raidissant le dos, je braquai mon regard sur mon recueil de codes. Je crus entendre ce qui ressemblait à des rires bas et creux. Je me retournai involontairement. Le grand corps du premier maître Kira était appuyé contre les madriers qui soutenaient les parois de l’abri, son visage devenu pâle comme de la cire et semblable à un masque vide d’expression. Lorsque, ayant le sentiment que c’était un spectacle que je ne devais pas voir, je détournai instinctivement les yeux, il parla d’une voix faible, proche du gémissement :

« Arrêtez ça. »

Disait-il d’arrêter de plaisanter ou de cesser cette ignoble querelle ? Sa voix était frêle, sonnant comme s’il cherchait à se convaincre lui-même. Un silence glacial tomba, au milieu duquel le premier maître Kira, chancelant, quitta l’abri. Le silence fut suivi par le bruit de ses bottes foulant la terre humide. Puis je sentis dans mon dos le relâchement qui vient après la tension. Je parcourais sans raison la liste des télégrammes du jour. Mes doigts manipulant les messages tremblaient même si j’essayais de les contrôler. 

La flotte ennemie avait été aperçue. Cela seul suffisait à exciter tout le monde.

Je sentis monter rapidement en moi une sorte de dégoût inexprimable envers ce groupe d’hommes qui avaient perdu la tête, y compris moi-même. Plus que du dégoût, c’était un sentiment qui était beaucoup plus proche de la fureur. Ah, j’aurais voulu mettre mon propre corps en pièces, puis déchirer aussi les leurs et les jeter au fond d’une vallée. Je me frappai sur la nuque du tranchant de la main en y mettant toutes mes forces. À chaque coup, le sang montait à l’arrière de ma tête, accompagné d’une sensation d’engourdissement…

« Second maître Murakami. Second maître Murakami, si vous voulez bien vérifier cette transcription. »

C’était la voix d’un soldat. Je tendis le bras pour prendre la feuille de transcription. Les phrases décryptées y étaient tracées en caractères enfantins.

« Flotte ennemie dans message précédent était une confusion avec des noctiluques. Poste d’observation d’Ōshima. »

Un rire amer me vint. Tout cela n’était-il rien de plus qu’une farce ? Et si les Américains suivaient la situation sur les ondes japonaises, comment avaient-ils interprété la tempête qui s’était soudainement levée ici : d’Ōshima à Yokohama, de Yokohama au Japon entier, d’unité à unité, une masse énorme de messages d’alerte stratégique spéciale tapés et relayés sans interruption. Pour notre unité aussi, l’ordre de passer immédiatement en état d’alerte était déjà parvenu de la base navale de Sasebo. À ce moment-là, les mécaniciens d’aéronefs avaient certainement été réveillés et mis au travail. Quand ils sauraient qu’il s’agissait d’une confusion avec des noctiluques, dans quel état d’esprit retourneraient-ils se coucher ? Je partis d’un rire interminable, semblable à une crise d’ordre physiologique. Je me levai pour présenter le message décrypté à l’officier de service. Le regard des officiers mariniers qui étaient à la table du commandant se concentra dessus. Même s’ils l’avaient lu, personne ne riait.

« Des noctiluques, hein ? » dit quelqu’un, d’une voix étrangement affaiblie par l’émotion. 

Je retournai à mon siège, d’où j’entendis la voix de l’officier de service qui téléphonait à la salle d’état-major. L’appareil téléphonique fonctionnait mal et, apparemment, le fait qu’il s’agissait de noctiluques n’était pas compris. Mêlée à cette voix, je saisis aussi la conversation, au ton las, des autres officiers mariniers.

« Ces derniers temps, il a l’air sur les nerfs, non ?

— Il est bourré de rancœur, ce type-là. »

La conversation n’alla pas plus loin. Comme il n’était plus nécessaire de rester éveillé, ils quittèrent l’abri, sans doute pour leurs chambrées respectives.

Trois heures du matin sonnèrent. La relève arriva. Nous passâmes le relais avant de sortir en rang de la salle de cryptage. Quand on débouchait hors du passage, c’était l’obscurité complète. Afin d’y accoutumer mes yeux, je m’adossai à la falaise de la sortie, et restai là un moment. Dans la ville de Kagoshima sur la rive opposée, il y avait comme toujours un ou deux endroits qui brûlaient en silence. À croire que les habitants n’avaient déjà plus la force d’éteindre ces incendies. Les mêmes endroits que la nuit dernière brûlaient mollement, lançant des flammes dans les mêmes proportions qu’hier…

Je me mis à marcher. Laissant courir une main le long de la falaise, j’avançais en réfléchissant douloureusement. J’imaginais la scène de ce groupe de noctiluques pris pour une armada ennemie. Étincelant d’un bout à l’autre de la mer sombre, les faibles lumières violettes ondulaient comme un ruban et se déplaçaient avec légèreté. Je sentis mon cœur rafraîchi et purifié par cette évocation. Tout en comprenant que c’était un contrecoup de l’émotion précédente, je me laissais doucement aller au sentimentalisme. Une furtive sensation de solitude s’emparait plaisamment de mon corps. Les vents nocturnes frappaient mon visage.

Je grimpai le chemin de montagne en prenant mon temps et arrivai aux quartiers d’habitation. Lorsque j’entrai, quelqu’un était assis, appuyé contre la table du fond. L’homme regarda dans ma direction. C’était le premier maître Kira. Il paraissait être resté immobile dans cette position jusqu’à maintenant.

« Ils se sont rapprochés du point de débarquement ?

— Il paraît que c’était des noctiluques, chef. »

Je répondis tout en défaisant le lacet du col de mon uniforme de travail. Une expression étrange tenant à la fois du soulagement et du doute passa brièvement sur son visage. Cela ressemblait aussi à l’expression douloureuse d’un enfant persécuté. Comme il tournait le dos à la lumière, cela non plus n’était pas certain. Puis il ferma les yeux.

Je gagnai mon lit et me couchai en prenant soin de ne pas faire de bruit. Je me couvris le visage des deux mains. Mes paupières me démangeaient continuellement. La blessure faite à Bōnotsu avait à peu près guéri et la cicatrice formait comme une ride. L’ongle du doigt avec lequel je me frottais à cet endroit touchait le bord de mes lunettes, ce qui produisait un cliquetis. J’écoutais ce bruit avec tristesse.


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Umezaki Haruo, Sakurajima, 1946
Traduction Chris Belouad

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