Sakurajima #1

Au début de juillet, je me trouvais à Bōnotsu. C’était ici que jadis, nos ambassades prenaient la mer pour aller en mission dans la Chine des Tang. Je m’occupais des transmissions de la base située dans le col qui surplombait ce joli petit port. J’étais cryptographe. Chaque jour, je descendais de la falaise pour aller pêcher, j’allais cueillir des myrtilles dans la montagne et je bavardais avec l’employée du bureau de poste de Bōnotsu qui passait par le col matin et soir. Aux yeux d’un observateur extérieur, je passais mes journées bien tranquillement. Il y avait peu de télégrammes. Un ou deux par jour. Parfois aucun. Dans mon existence quotidienne, je commençais à avoir la sensation, presque douloureuse, qu’un étau invisible se resserrait progressivement autour de moi pour m’étouffer. Tendu, avec l’impression de grincer constamment des dents, je m’abrutissais de divertissements. Une fois par jour sans exception, les avions de l’armée américaine passaient en grondant au-dessus du col. Quand on levait la tête vers eux, leurs ailes gorgées de la lumière du début d’été étincelaient de façon menaçante, comme des couteaux.

Un matin, un message arriva. 

Je sortis le recueil de codes de la Marine  pour le décrypter :

«Second maître Murakami affecté à Sakurajima. Retour immédiat au QG de Taniyama pour rapport. »

Ma relève, le quartier-maître de première classe Tagami, arriva dans l’après-midi.

Cette nuit-là, je coupai mon alcool avec de l’eau et me saoulai copieusement en solitaire. Alors que je marchais sur le chemin du col, ivre mort, je trébuchai avant de dégringoler de la falaise sur deux bons mètres. Ma paupière, coupée, saignait beaucoup. Couché sur le dos dans mon fossé, je fixai la lune dont la pâleur était effrayante. Ivre et la conscience en lambeaux, je me lançai dans la poursuite désespérée de quelque triste chimère. 

Le matin suivant, je reçus des soins sommaires pour ma paupière à l’infirmerie, puis quittai le col. Il me fallait aller à pied à Makurazaki. Le paysage de Bōnotsu, que je ne reverrais plus de ma vie, me semblait terriblement plein de vie. Je me retournais encore et encore, pour embrasser du regard le panorama. Pourquoi ce paysage était-il si vivant et animé ? Je réfléchissais, sentant une amertume mordante en moi. De tout ce que j’avais pensé et ressenti dans cette base, cela seul était-il réel ? Même si, quelque part, le sentimentalisme de cette séparation déformait probablement ma vision…

Je pris le train à Makurazaki, qui me mena dans une petite ville. Là, je devais prendre un bus. Mais il n’y en avait qu’un par jour et j’arrivai après son passage. 

Il me restait la solution de héler un camion de l’armée pour me faire emmener. Cependant, trop apathique même pour cela, j’allai dans une auberge du centre de la ville. Je pris ensuite un repas. Alors que je me tenais sur la véranda, contemplant les couleurs du crépuscule, un jeune officier de marine qui passait par là m’adressa la parole. Je lui parlai de la raison de mon voyage. Puis je l’accompagnai dans sa chambre et bavardai pendant un certain temps en grignotant des haricots grillés. 

Il se présenta comme l’enseigne de vaisseau de première classe Tani, commandant l’unité d’observation composée de volontaires qui se trouvait au sommet de la montagne à Bōnotsu. C’était un homme de petite taille, costaud et avec de grands yeux. Il devait avoir environ vingt-trois ans. Il me raconta que l’autre jour, quand Hakata avait été bombardé, il se trouvait au QG de l’Attaché militaire de la ville. Il me parla de ce qui s’était alors passé. Hakata était mon pays natal, et mon cœur souffrait en pensant à mes vieux amis.

« Mourir d’une belle mort, dire qu’on veut mourir d’une belle mort, c’est rien que du sentimentalisme, pas vrai ? » me dit l’enseigne Tani en recrachant la cosse de ses haricots, le regard braqué sur moi.

Le soleil se coucha, je décidai de rester pour la nuit. L’enseigne Tani ayant proposé d’aller s’amuser, nous quittâmes l’établissement pour un bordel situé derrière la gare. Le lieu indiqué par la servante de l’auberge se trouvait sur un chemin sombre. Entourée d’une clôture, c’était une misérable maison individuelle qui ne ressemblait même pas à un bordel. Une locomotive passait lentement au pied de la falaise devant la façade, crachant des flammes rouges par sa cheminée. Brusquement, des étincelles jaillirent sur la voie ferrée. Une couche d’épais nuages semblait suspendue dans le ciel sans étoiles.

Il n’y avait qu’une seule prostituée. Et il n’y avait pas d’alcool. À l’initiative de l’enseigne Tani, je préparai des pailles pour tirer au sort. Coucher avec une femme dans un endroit comme celui-là était bien triste, aussi j’espérais tirer la plus courte paille. Mais je tombai sur la plus longue. L’enseigne Tani but seulement une tasse de thé, me salua laconiquement et se leva en riant. Un moment plus tard, j’entendis le son de ses bottes sur les pavés entre le vestibule et le portail, tandis qu’il s’éloignait. Encore un moment et la fille entra dans la chambre.

Elle n’avait pas d’oreille droite.

J’étais pleinement conscient que ce serait ma dernière occasion de prendre du bon temps avec une femme. Quand je serai à Sakurajima, les sorties ne seraient plus permises. Ce qui m’attendait, c’était un travail où il me faudrait me reposer chaque fois que j’en aurais l’occasion, s’il y en avait. Je m’assis à la fenêtre et contemplai la prostituée sans rien dire. Elle servit à nouveau du thé, en cherchant sans cesse à me cacher la moitié de son visage. Soudain, une émotion intense et inconnue, ressemblant à de la colère, me transperça avec viàolence. 

Ne pas avoir d’oreille, ça doit être bien pratique pour dormir sur le côté, hein ?

Ces mots, je brûlais d’envie de les lui lancer d’un ton brutal. J’étais, pour ainsi dire, désespéré à m’en arracher les cheveux – ce n’était pas que je cherchais à humilier la fille. Si ces paroles sortaient de ma bouche, c’était certain, chaque syllabe se retournerait contre moi et me frapperait le cœur, telle une épée tranchante. Mais, même sans les prononcer, ne m’étais-je déjà pas blessé ? Ce que je voulais, c’était m’humilier moi-même. Une telle humiliation, n’était-ce pas le cadeau de départ le plus approprié pour moi, moi qui, sans avoir même connu le doux amour d’une femme de toute ma vie, devais m’en aller mourir sur une terre étrangère après avoir complètement gâché ma jeunesse ? Assis près de la fenêtre, je regardais fixement le bon profil de la fille.

« Tu me fais peur. »

Afin de fuir mon regard, elle détourna un peu la tête. J’eus l’impression qu’elle tremblait imperceptiblement. Un instant, la partie droite de son visage se découpa dans la faible lumière de l’éclairage intérieur. Sa joue continuait, en dessous de là où ses mèches s’arrêtaient. L’endroit où il aurait dû y avoir une oreille était semblable à la partie de certaines plantes dont on a retiré le fruit, pâle et lisse.

« Qu’est-ce qui est arrivé à ta paupière ?

— Je suis tombé de la falaise.

— Tu ne t’es pas raté, non ? »

Je me levai et ôtai ma veste. Puis le temps passa. Pendant ce court moment où, sans aucun plaisir, je pris seulement conscience du délabrement de mon propre corps, mon esprit vagabondait ailleurs. J’étais arrivé dans cette ville à bord d’un petit train. Tôt le lendemain matin, je monterais dans un bus et je m’en irais. De ma vie, ce serait la première et la dernière fois que je visitais ce lieu. Quel genre de point final la nuit passée dans ce misérable bordel mettrait-elle à ma jeunesse ? Tout en écoutant tristement le bruit du train de marchandises passant sous la fenêtre, je discutai avec la prostituée.

« Sakurajima ? me demanda-t-elle, son visage contre mon torse. C’est un bel endroit. Les fruits y poussent toute l’année. Si tu y vas maintenant, il y aura des poires et des tomates. Je crois que c’est trop tard pour les nèfles…

— Mais tu sais, je suis un soldat. C’est pas parce qu’il y a des fruits que je pourrai en manger comme ça, tu vois ?

— Oui, c’est vrai… Ça me fait de la peine pour toi. Oui, vraiment… »

La fille releva la tête, partant d’un rire impulsif. Mais elle s’arrêta immédiatement de rire et me fixa.

« Et ensuite, tu vas mourir là-bas, non ?

— Oui, je mourrai. Et alors, c’est pas bien comme ça ? »

Elle me scruta pendant un moment puis, comme si elle ne parlait à personne de particulier, elle lâcha soudain :

« Je me demande quand ils vont débarquer ?

— Probablement bientôt. Oui, très bientôt.

— Et… tu vas combattre, c’est ça ? Tu vas combattre et mourir, c’est ça ? »

Je ne répondis pas.

« Dis, tu vas mourir, pas vrai ? Comment tu vas mourir ? Allez ! Dis-moi ! Quel genre de mort ce sera ? »

J’écoutais le bruit du vent, qui semblait souffler à travers ma poitrine. J’avais sous les yeux le visage de la prostituée, marqué d’une expression étrangement sérieuse. Jusqu’à ce que cet instant arrive, il n’y avait aucune raison que je sache quelle mort j’allais avoir. La mort me parut à cet instant curieusement familière. Malgré le frisson d’un pressentiment sinistre et profond qui me parcourut l’échine, je pris un air impassible et rendit son regard à la fille.

« Pas de questions désagréables ! »

Dans son visage terne semblable à du papier, ses yeux seuls me transperçaient de façon inquiétante. Elle appliqua la moitié droite de sa tête contre l’oreiller. Sa petite figure me paraissait faire la taille d’une grosse mandarine.

« Arrêtons de parler de choses malheureuses pour nous deux.

— Mais je suis malheureuse. Oh oui, malheureuse ! »

Je crus voir les yeux de la fille s’emplir de larmes. Je fermai les yeux. Un sentiment de tendresse douloureux et irrépressible monta en moi. Avec l’envie de serrer les dents pour supporter la douleur, j’effleurai sa joue.


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Umezaki Haruo, Sakurajima, 1946
Traduction Chris Belouad

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