Sakurajima #4

La dysenterie faisait rage. Ce jour-là, un soldat cryptographe qui avait cueilli et mangé des poires sauvages, avait été envoyé à l’hôpital de Kirishima avec des soupçons de la maladie. Manger des poires était strictement interdit par les médecins militaires. Après l’avoir laissé à l’infirmerie, j’étais retourné aux quartiers d’habitation pour y prendre mon repas du soir. Alors que je mangeai du poisson mijoté à la sauce soja, de ces petits poissons oblongs qui étaient paraît-il pêchés dans la baie, je sentis quelqu’un passer dans mon dos, puis revenir sur ses pas vers moi. C’était le premier maître Kira.

« Second maître Murakami, qu’est-ce qui est arrivé à Yamashita ?

— Il a été décidé de l’envoyer à Kirishima, chef.

— Il aurait mangé des poires ?

— Il semble que oui, chef. »

Yamashita était le nom du matelot de première classe en question. La colère envahit subitement le visage du premier maître Kira.

« Est-ce qu’on n’a pas dit plusieurs fois aux hommes de ne pas toucher aux poires ? Est-ce qu’on ne leur serine pas de ne pas en manger ? Ces derniers temps, ils sont mous et ils manquent d’ardeur, mais quand il faut faire des conneries, ils sont forts ! »

Il semblait réprimer sa colère. Il dit en me regardant fixement :

« Les sous-officiers aussi sont en faute. Comme les sous-officiers sont négligents, les soldats n’en font qu’à leur tête. Ils ne veulent pas écouter mes ordres ? Je vais faire en sorte qu’ils aient envie d’écouter. Second maître Murakami, ordonne-leur de se mettre en rang. »

Je restai silencieux. Punir tous les autres soldats parce qu’un homme avait mangé des poires, c’était complètement dénué de sens. Au cours des quelques jours vécus ici, j’avais commencé à éprouver une affection discrète pour les cryptographes sous mes ordres. Je ne voulais pas qu’ils subissent une punition infondée. Sans changer d’expression, je restai obstinément silencieux. Le premier maître Kira se détourna subitement puis partit d’un pas rapide en direction du poste de transmission.

Je me retournai et continuai mon repas. Depuis que j’avais été enrôlé, j’étais passé en tant que soldat par les différents corps d’infanterie de marine du District naval de Sasebo, par l’unité des transmissions de Sasebo, et par l’unité aérienne d’Ibusuki. Les souvenirs de nombreuses humiliations étaient encore vifs dans mon esprit. Un nombre incalculable d’entre eux étaient si désagréables qu’y repenser me donnait envie de grincer des dents. Il était effrayant de me voir moi-même évoluer à vue d’œil vers la servilité.

Qui plus est, maintenant que j’allais bientôt mourir, quel était l’objet de tout cela ?

Je finis mon repas dans une humeur sombre. Je quittai l’abri, descendis le chemin à la lueur du soleil couchant, et pénétrai dans la salle de cryptage. Je pris ensuite la relève du service.

Les télégrammes étaient peu nombreux. Même en parcourant la liste des échanges du jour, je ne vis que des messages de peu d’importance : un avion Ginga avait quitté tel ou tel endroit ou bien des marchandises avaient été expédiées par wagon portant tel numéro. L’officier de service chargé du cryptage somnolait. On entendait le crépitement des appareils aux quatre coins de la pièce. La moitié des télégraphistes étaient des soldats de l’École préparatoire d’aviation de la Marine. En raison du nombre insuffisant d’avions d’entraînement, ce groupe-là avait été affecté aux transmissions. Le coude sur la table et la tête appuyée sur la main, je fermai les yeux… 

Un peu plus tôt, alors que je descendais le sentier au soleil couchant, un vieil avion d’entraînement était passé au-dessus de la paisible baie de Kagoshima. Peut-être parce qu’il volait contre le vent, il donnait un peu l’air de se traîner dans le ciel en faisant vibrer ses ailes. Il y avait deux ou trois jours, j’avais entendu dire que les Unités spéciales d’attaque[1] employaient ce type d’avion. Je restai immobile avec l’envie de fermer les yeux, mais il m’était impossible de détourner le regard. J’imaginais le jeune aviateur qui se trouvait à bord.

Je rouvris les yeux. Quand j’étais à la base de Bōnotsu, j’avais vu des pilotes des Unités spéciales d’attaque de la Marine. Ils vivaient dans des locaux prêtés par l’école primaire, éloignés de la base. Il m’était arrivé de passer par là. En face, il y avait un genre de maison de thé, devant laquelle se trouvait un banc de bois. Quelques membres des Unités spéciales d’attaque étaient assis là, à boire de l’alcool. C’étaient des jeunes d’une vingtaine d’années. Leurs écharpes de soie blanche semblaient curieusement obscènes. Tous avaient la peau rugueuse et arboraient un air canaille. L’un d’eux chantait une chanson populaire d’une voix perçante,sur un ton vulgaire. Dans cette voix dont les paroles provoquaient le rire général, il y avait une sonorité vraiment déplaisante. 

C’était ça, les Unités spéciales d’attaque ?

Ils donnaient l’impression d’être des garçons de la campagne, à peine sortis de l’adolescence. Portant ostensiblement leurs casquettes en arrière, exhibant leurs écharpes blanches autant que possible à la manière de dandys, ils avaient l’air rustre et grossier. Ils se tournèrent vers moi, qui les observais de loin. 

« Qu’est-ce que tu lorgnes, connard ? » me crièrent-ils en me jetant des regards menaçants.

Ils pensaient probablement que j’étais une recrue des unités de construction. 

L’émotion qui montait en moi était incongrue, à la fois de la tristesse et de l’indignation. Cette émotion seule était, quoi que je fasse, impossible à maîtriser. Elle seule, encore maintenant, me laissait un arrière-goût amer, tenace. Se précipiter au-devant de sa mort n’est pas nécessairement un acte qu’on accomplit d’un cœur pur dans un environnement pur, cela je pouvais l’imaginer. Cependant, ce spectacle vu de mes yeux empestait en quelque sorte la répugnante odeur corporelle de l’homme. Marchant la tête baissée en direction de la base, je ne pouvais penser qu’à une seule chose, à vivre en beauté et à aller vers la mort sans regret quand le moment viendrait…

Je repris subitement mes esprits et regardai autour de moi. La table de la salle de cryptage était occupée par seulement deux autres soldats. Au poste suivant trônait un épais recueil de codes Ro, ainsi qu’un panneau de nombres aléatoires abandonné là encore assemblé, mais il n’y avait personne.

« Qu’est-ce qui est arrivé à ce service ?  L’heure de la relève est déjà passée depuis longtemps, non ? »

L’un des soldats releva la tête et répondit :

« Ils étaient tous là mais…

— Mais quoi ?

— Un appel est arrivé des quartiers d’habitation. Il disait : “Que seuls ceux occupés avec des télégrammes restent, et que ceux qui n’ont rien à faire viennent.”

— Qui a lancé cet appel ?

— Le premier maître Kira, je crois, chef. »

Le soldat avait répondu cela d’un air intimidé. J’étais moi-même conscient que mon visage avait pris une expression tendue. 

La discipline des soldats relevait de la compétence des sous-officiers comme moi. On avait ignoré à la fois ma personne et mes attributions, mais ce n’était pas ce qui me rendait amer. Ce n’était pourtant plus qu’une question de temps avant que ce lieu ne devienne un champ de bataille, quel besoin y avait-il de se blesser entre frères d’armes ? Cela m’attristait. Les deux soldats qui se trouvaient là savaient tout aussi bien que moi ce qu’étaient en train de subir leurs camarades dans les quartiers d’habitation. Par hasard, pour la seule raison qu’ils décryptaient un télégramme, ils avaient échappé à leur sort. Ils parcouraient leur recueil de codes en arborant une triste mine, causée par leur culpabilité et une vague inquiétude. Un sentiment de malaise intolérable me portait sur les nerfs.

« Bon, je vais jeter un coup d’œil aux quartiers d’habitation », murmurai-je à personne en particulier avant de me lever.

Je traversai le passage étroit. Dehors, c’était déjà le crépuscule. Je gravis en courant le chemin de montagne et, alors que j’allais descendre le sentier qui coupait latéralement, je m’arrêtai instinctivement. Dans l’entrée de la grotte abritant les dortoirs, le premier maître Kira se tenait debout. Et sur le versant qui donnait sur la mer, devant les quartiers d’habitation, les soldats étaient tous allongés face au sol, appuyés sur les bras et la pointe des pieds. Le sous-officier, tenant d’une main un bâton d’environ un mètre, hurlait de colère contre ceux qui tentaient de changer de position pour toucher le sol. Ralentissant le pas, je m’approchai d’eux. 

Je compris clairement, à leurs efforts désespérés pour déplacer leurs mains de manière à être plus à l’aise, à leur façon de ne pas arriver à tenir cette position, que les hommes étaient dans cette posture depuis bien longtemps. Ils avaient tous la tête baissée. Dans la faible lumière du crépuscule, je voyais distinctement une sueur poisseuse tomber goutte à goutte du front de celui qui était à mes pieds. Ma respiration se fit douloureuse. Quand j’étais une recrue, j’avais moi aussi été forcé de faire cela je ne sais combien de fois. Étant physiquement plus faible que la moyenne, il me fallait toujours souffrir deux fois plus que les autres. Ce souvenir se superposa au spectacle devant mes yeux, j’eus l’impression d’étouffer. Je regardai à la dérobée le visage du premier maître Kira. 

Dans cette maigre lumière, sa face avait l’air si blême que je sursautai involontairement. Une expression étrange semblait déformer ses traits, comme s’il étouffait sous une incroyable douleur. Seuls ses yeux, brillant d’une lueur maniaque, allaient et venaient au-dessus des soldats couchés. Ses pupilles avaient la couleur des flammes. Se retournant brusquement, il regarda dans ma direction.

« Second maître Murakami. Fais-les se lever. »

Ayant lâché ces mots, il jeta son bâton au bas de la falaise. Le gourdin rebondit deux ou trois fois sur les bords des rochers avec un faible bruit avant de tomber dans un ravin de bambous nains. Il s’arrêta, l’air de vouloir parler, mais sans prononcer un mot, il me tourna le dos et partit vers les quartiers d’habitation à grandes enjambées. Une vague tristesse semblait habiter ses larges épaules amaigries.

« Levez-vous. »

Les soldats se relevèrent, lentement et mollement. Peut-être en raison de leur fatigue, la même expression abrutie s’affichait sur leurs visages. Ils avaient perdu la force de penser, ils ressemblaient en quelque sorte à des bêtes sauvages au zoo. Désagréablement oppressé, j’ordonnai d’une voix basse :

« Que ceux qui sont de service retournent à leur poste, les autres, rompez ! »

Je repris le chemin de la salle de cryptage avec les soldats de service. La lumière du crépuscule s’attardait seulement à la surface de la mer, dans la masse des arbres régnait l’obscurité. Peut-être le premier maître espérait-il qu’après avoir fait se relever les hommes, je leur donne en plus un discours de remontrance. Ou peut-être qu’il jugeait suffisant de leur avoir infligé de la douleur ? Je l’ignorais. Sa façon de marcher comme s’il traînait derrière lui un poids et sa silhouette vue de dos s’éloignant à l’intérieur des quartiers d’habitation restaient étrangement gravées dans mon esprit, impossibles à écarter. Son cas n’était probablement pas aussi simple que celui des autres sous-officiers, qui infligeaient maintenant à leurs subalternes ce qu’ils avaient subi dans leur temps. Tel un mal chronique, un mauvais génie niché dans son esprit poussait le premier maître Kira à agir. C’était comme si un démon qui défiait ma compréhension, et qu’il ne comprenait certainement pas lui-même, le rendait fou de rage.

Ce regard, c’était cela.

Mon chef à l’époque où je suivais l’entraînement des recrues, même s’il n’avait pas le même caractère, était un sous-officier possédant lui aussi des yeux de cette sorte. Il était d’ordinaire calme, puis il avait des accès de cruauté. J’avais entendu dire qu’il avait ensuite causé quelque incident, ce qui l’avait conduit en cour martiale. Je me rappelai soudainement cet homme.

Après tout, ces gens-là vivaient dans un monde totalement différent du mien. Et puis, j’étais trop fatigué pour comprendre le démon qui habitait le premier maître Kira. Plutôt que de la fatigue, c’était que ma propre mort, imminente, me préoccupait davantage que ces problèmes qui ne me concernaient pas. Depuis que j’étais arrivé à Sakurajima, cette menace sourde et lointaine pesait en permanence sur mon cœur…


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[1] Pour désigner ce que l’appelle en Occident les kamikaze, les Japonais emploient plus volontiers le mot tokkōtai (littéralement « unité spéciale d’attaque »), reprenant telle quelle la désignation militaire de ces unités.


Umezaki Haruo, Sakurajima, 1946
Traduction Chris Belouad

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