Sakurajima #3

Ainsi commença ma vie à Sakurajima.

La journée était divisée en deux périodes de service, et la nuit en trois. De six heures du soir jusqu’à l’heure de l’inspection, il y avait une période qui ne faisait partie ni des quarts de jour ni de ceux de nuit. Selon le règlement, ceux qui étaient de service la journée l’étaient aussi pendant cette période. Ainsi, les jours où le quart était le plus long, il fallait être à son poste pendant douze heures. Toutefois, cela ne voulait pas dire que la quantité de télégrammes était grande. En raison de la baisse du niveau des télégraphistes comme de celle des cryptographes, on en était au point où certains n’arrivaient même pas à décrypter un seul message en six heures de service de jour. Mais cela n’avait rien d’étonnant. La plupart étaient des volontaires, et il y en avait même qui n’avaient que quinze ans, c’est dire. Et, pour ajouter à notre infortune, ceux qui n’étaient pas de service de jour étaient affectés au creusement des tranchées. À cause de cela, ils s’endormaient, tous sans exception, pendant le service de nuit. Un message encore inachevé était repassé tel quel à leurs camarades au moment de la relève, et au matin encore, il n’avait pas été complètement décrypté. La responsabilité retombait alors entièrement sur le sous-officier de service.

La salle de cryptage et la salle de réception étaient dans le même abri, à mi-flanc de la colline. Peut-être à cause de l’orientation, il y régnait une forte humidité et une chaleur terriblement étouffante. Quand on y pénétrait au moment de la relève, on se sentait mal en respirant cet air vicié. On avait donc proposé d’y percer un trou pour la ventilation. Ces travaux qui permettraient à la fois l’aération et l’entrée d’air frais étaient sans nul doute une très bonne idée. Mais un jour que j’étais sur le chantier et que je supervisais le travail des soldats sous ma responsabilité, je calculai qu’il faudrait au moins trois mois pour achever la bouche d’aération. J’étais certain que, quand le mois de novembre arriverait, un vent frais y soufflerait. Plutôt exaspéré, je m’adressai à un soldat.

« Qui a donné l’ordre d’effectuer ces travaux ?

— C’est le premier maître Kira, chef.

— Il pense qu’on tiendra jusque-là, hein ? »

Posant à ses côtés son panier de corde servant à charrier la terre, le soldat se tint devant moi.

« Est-ce que les Américains vont débarquer avant l’achèvement de ce trou ? »

Son visage avait une expression sérieuse. C’était un garçon servant comme cryptographe qui allait sur ses quinze ans. Je l’avais écouté en tirant profondément sur ma cigarette.

« Tu crois que nous allons gagner ?

— Oui, je le crois, chef. »

Il arborait une expression dénuée de doute, digne d’un héros de contes pour enfants. Une humeur sombre m’envahit brusquement. J’agitai la main, lui faisant signe de reprendre le travail. À ce moment-là, j’avais sans aucun doute eu l’air hargneux. Je me levai et écrasai ma cigarette. Puis je quittai le chantier.

Après avoir gravi la colline avec mollesse, je trouvai au sommet un bois clairsemé de hauts arbres et quand je pris par le chemin qui coupait à travers celui-ci, le chaud soleil de l’après-midi vint me frapper le front, me faisant suer à grosses gouttes. Je sortis du bois et débouchai sur une prairie assez vaste. De grands châtaigniers poussaient en son centre. Sous ces arbres se trouvait un soldat qui se retourna, apparemment surpris par le bruit de mes pas.

C’était un homme de petite taille, qui semblait avoir la quarantaine. Mon regard s’arrêta soudain sur les jumelles qu’il avait à la main. L’homme répondit à mon regard méfiant en esquissant un sourire amical, puis dit d’une voix claire :

« Je suis la sentinelle. »

Je remarquai qu’un téléphone avait été installé dans le tronc d’un châtaignier. Je m’aperçus aussi que depuis cette prairie, on pouvait embrasser de la vue aussi bien l’intérieur de la baie que le ciel. Enveloppé par l’odeur forte des herbes, je m’approchai de l’homme.

« Si tu n’en as pas besoin maintenant, tu ne me prêterais pas tes jumelles ?

— Mais oui, bien sûr. Allez-y, utilisez-les. »

Je pris les jumelles. Elles étaient très lourdes. Je les portai à mes yeux, balayant lentement l’horizon. 

Juste devant moi se trouvait un promontoire fait de la lave précipitée dans la mer par une éruption survenue au début de l’ère Taishō[1]. Dans cette direction, il y avait l’esplanade d’un port militaire et au milieu de celle-ci une citerne aux allures d’édifice médiéval. Je distinguai aussi les silhouettes de soldats qui, attroupés, puisaient de l’eau et faisaient leur lessive. Puis je vis la mer d’huile, les bateaux à moteur dans le port et, à mesure que je tournais la tête, toute la masse du volcan de Sakurajima apparut dans le champ de vision des jumelles.

Le sommet était complètement dépourvu de végétation, ce n’était qu’un amoncellement de gigantesques mottes de terre brunâtres, un entassement de roches de lave cramoisie, énorme au point d’en être sinistre. On ne pouvait plus qualifier cela de montagne. Peut-être à cause des verres des jumelles, les ombres de la roche nue se découpaient crûment, pesant sur mes yeux avec une force anormale. Comme possédé, je regardais fixement dans cette direction.

« Attendez. »

Sa voix était basse, comme retenue. Je lui cédai mécaniquement les jumelles, et regardai le visage de l’homme. Dressé à demi, il scrutait un point précis, l’oreille tendue.

« C’est un avion. »

Après avoir reçu les jumelles de mes mains, il tourna son regard vers le sud. Je n’entendais rien, si ce n’est la stridulation des cigales, violente comme une averse.

Le ciel était limpide. Le soleil, étincelant d’un éclat éblouissant, se mouvait avec une lenteur dérisoire. Quelque part dans les cieux, un avion se rapprochait en fendant puissamment les airs.

L’homme éloigna les jumelles de ses yeux avant de se jeter sur l’appareil téléphonique installé sur le châtaignier. Il appela. Au beau milieu d’une montagne, la sonnerie résonnait d’une façon un peu irréelle.

« Un Grumman, oui un Grumman, au-dessus de Kanoya. Direction, direction nord-nord-ouest… »

À cet instant, comme soudainement, un son clair et métallique parvint à mes oreilles. Alors que j’allais lever la tête vers le ciel, la main de l’homme s’empara de mon coude.

« À l’abri, il faut se mettre à l’abri ! »

À cinq mètres du châtaignier, près d’un buisson, il y avait une petite dépression de terre dans laquelle nous nous ruâmes. Nous nous allongeâmes côte à côte sur le dos. Mon cœur palpitait.

« Ça, c’est mon cercueil », dit l’homme d’une voix basse, avant de lâcher un faible éclat de rire.

La fosse avait véritablement la forme d’un cercueil. Elle était trop étroite pour deux. M’apprêtant à lui répondre, je fis pivoter mon corps dans la direction de l’homme. C’est alors qu’un bruit métallique enfla soudain comme s’il allait déchirer l’air, puis se transforma en un flot assourdissant qui passa au-dessus de nos têtes. Un Grumman aux éclats argentés apparut dans mon champ de vision, gigantesque, puis en disparut en un instant. Alors que je me redressai instinctivement, le fracas déchirant d’une mitrailleuse retentit en continu, puis cessa enfin. Le vrombissement de l’avion diminua progressivement, avant de se dissiper dans la direction de la mer. La stridulation des cigales, que j’avais oubliée le temps du passage de l’avion, rejaillit à ce moment-là. L’homme se releva et atteignit l’appareil téléphonique.

« Appareil parti en direction de Kagoshima. Oui, il est parti. »

Peu de temps après, la sirène signalant la fin de l’alerte nous parvint du pied de la montagne au loin. Je me levai moi aussi pour contempler les environs, debout dans la prairie. Des silhouettes d’hommes, qui semblaient jusqu’à ce moment s’être abritées ici et là, apparurent une à une sur les routes et l’esplanade. 

Nous nous assîmes dans l’herbe, côte à côte, les jambes étendues.

« Les Grumman viennent souvent par ici, hein ?

— Non, c’est le premier aujourd’hui, répondit–il en me lançant un coup d’œil. Vous êtes un appelé ?

— Réserviste.

— Vous avez passé l’examen pour être sous-officier ?

— Oui. Je ne voulais pas, mais…

— C’est probablement mieux que d’être simple soldat, dit l’homme avant de rire nerveusement.

— Il y a beaucoup de cigales, hein ?

— Oui, il leur arrive même de chanter la nuit, vous imaginez.

— Mais il n’y a pas encore de tsuku-tsuku-bōshi[2], non ?

— Non, pas encore. Celles-là, c’est vers la mi-août. »

Il me sembla voir une ombre d’irritation flotter sur son visage puis disparaître.

« Les tsuku-tsuku-bōshi, elles sont insupportables, n’est-ce pas ? dit-il, avant de marquer une pause. Moi, je les déteste. Tous les étés, quand elles se mettent à chanter, il m’arrive un malheur. C’est une étrange façon de dire les choses, mais bon… L’an dernier, j’ai été appelé sous les drapeaux le 1er juin. Puis ça été le corps d’infanterie de marine de Sasebo, que vous connaissez certainement, dans la 10e section. Tous les jours, j’en bavais, je broyais du noir à me demander ce qui allait arriver ensuite. Un jour que j’étais de corvée de cuisine et que nous étions en rang devant la cantine, la première tsuku-tsuku-bōshi de l’année s’est installée dans un arbre à proximité pour chanter de son horrible voix. C’était juste après la chute de Saipan, quand nos chefs nous ont dit que de toute façon, notre unité allait être désignée pour aller combattre jusqu’à la mort dans le Sud, et… »

Il s’interrompit un instant.

« Il y a deux ans aussi, c’était pareil. L’année d’avant aussi. Chaque fois qu’il arrive quelque chose de triste, quelque chose de dur, que je suis désespéré, cette cigale se met à chanter. Ce cri est horrible, n’est-ce pas ? Mais quelque part, on dirait un peu une voix humaine, non ? C’est étrange, mais ses stridulations semblent avoir une signification. Cette bestiole-là, c’est pas une cigale ! Cette année aussi, quand je pense au jour où elle va commencer à chanter, j’ai un mauvais pressentiment. »

Il resta silencieux pendant un moment.

« Et ensuite, tu es devenu sentinelle ? demandai-je.

— À l’automne, j’ai suivi la formation de sentinelle. Ça n’a pas été facile.

— Quand on a un certain âge, il paraît que c’est encore pire, non ?

— Ce n’est pas seulement à cause de mon âge. 

— C’est parce qu’il y a des types impossibles à comprendre ? »

L’homme restait silencieux.

« Les volontaires. Les sous-officiers et les premiers maîtres qui sont d’anciens volontaires. Parce que ces types-là n’ont absolument aucune compassion. »

Il hocha la tête. Puis il dit d’un ton bas et chagrin :

« Quand je suis entré dans la Marine, pour la première fois, j’ai rencontré des hommes dépourvus d’émotions, ça m’a vraiment stupéfié. Ce qu’on appelle les émotions, ils n’en ont pas. Ils croient être des hommes. Mais ils ne le sont pas, n’est-ce pas ? Comment dire, ce que les hommes doivent avoir à l’intérieur d’eux-mêmes, ils l’ont complètement perdu pendant leur service dans la Marine. Ils sont devenus comme des fourmis ou je ne sais quoi, comme des animaux sans volonté propre ni émotions.

— Je vois.

— Ils arrivent comme volontaires. Ils sont broyés scrupuleusement, comme on broie scrupuleusement le tourteau pour en extraire jusqu’à la dernière goutte d’huile. Ils passent sous-officiers. Ils s’engagent de plus en plus loin sur cette pente. Puis ils obtiennent trois ou quatre citations pour bonne conduite, avant de devenir premiers maîtres. Ils gagnent enfin de quoi vivre. Ils se marient. Ensuite, ils espèrent monter en grade et devenir enseigne de vaisseau de seconde classe ou enseigne de première classe en service spécial. Et ils calculent leur pension de retraite ou encore s’imaginent construire sur les hauteurs de Sasebo une petite maison où s’établir après avoir quitté l’armée. C’est un fait, une telle existence est assurée par la perte de ce qui est le plus important chez un homme. Quand on y pense, quelle cruauté ! Perdre son humanité pour gagner sa croûte. Est-il impossible de vivre sans aller jusque-là ? Regardez-les donc, les premiers maîtres. Ils finissent par devenir de parfaites brutes assoiffées d’honneurs ou des hommes tout durs et racornis : soit l’un soit l’autre. 

— Oui, c’est vrai. »

Le premier maître Kira me venait à l’esprit. Ce n’était pas un homme racorni, mais ce n’était pas non plus une brute assoiffée d’honneurs. C’était un homme d’un autre type, totalement différent. Nul doute que depuis l’époque où il était volontaire, cet homme avait été maltraité par le bâton de discipline et d’autres moyens. Là où d’autres auraient abandonné et se seraient soumis, il avait certainement, sans en être conscient, nourri au plus profond de lui-même un triste sentiment de vengeance. Sans doute avait-il entretenu et cultivé à l’excès cette inhumanité qui se trouve au plus profond du cœur des hommes, l’avait étendue à toute sa personne. Et enfin devenu premier maître, il avait pu souffler un peu. Regardant alors autour de lui, il avait assurément compris que les crocs qu’il avait aiguisés en secret pour sa vengeance étaient chose futile. Il n’avait pas eu d’autre choix que de planter ces crocs en lui-même. Son caractère étrange, son comportement anormal et enfin son sentiment de colère face au fait déjà accompli que la Marine, qui était tout son monde, était complètement anéantie à la fin de la bataille d’Okinawa : tout cela trouvait sûrement là sa cause. Son comportement paranoïaque quand il avait rassemblé les soldats des transmissions pour distribuer des punitions injustifiées me revint nettement à l’esprit. C’était deux ou trois jours plus tôt…


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[1]1912-1926.

[2] Cigale de l’espèce Meimuna opalifera. Son nom japonais est onomatopéique.


Umezaki Haruo, Sakurajima, 1946
Traduction Chris Belouad

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