Lilas des Indes

Des plantes occidentales exotiques y germaient parfois, charriées par les déjections d’oiseaux, mais c’était avant tout un jardin japonais. Faute d’entretien, palmiers, camphriers, oliviers odorants et rhododendrons, camélias d’automne, magnolias à grandes fleurs, pins des bouddhistes, cleyères du Japon et broussailles, mais aussi cèdres du Japon poussaient à foison, dans l’anarchie la plus totale. Du temps du précédent propriétaire, un jardinier venait régulièrement officier ; chacun restait alors plus ou moins à sa place, offrait un aspect plus policé, plus modeste. Comment le savais-je ? Parce que c’était la maison de famille d’un ami proche, décédé lorsque nous étions étudiants. Il s’appelait Kōdō. Cela dit, de son vivant, je montais bien vite dans sa chambre à l’étage, sans jamais m’attarder au salon à contempler le jardin d’un air pénétré. Kōdō faisait partie du club d’aviron. Il avait disparu alors qu’il ramait sur un lac situé par-delà la colline. Pour ma part, mon diplôme en poche, j’étais resté dans ma pension d’étudiant, à commettre des textes dont personne ne voulait. Car je n’avais nulle part où aller et pas plus d’argent devant moi qui m’eût permis de déménager. Ce n’est pas avec le peu qu’on tire d’un article publié ici ou là dans une revue qu’on peut vivre dignement. Alors, j’effectuais des vacations dans un cours d’anglais. On m’avait bien proposé de devenir professeur à temps plein, mais ma voie, c’était l’écriture, et comme je préférais ne pas m’éparpiller, j’avais poliment décliné. Le directeur m’avait ri au nez, oh, je vous présente mes excuses, je vous avais mal jugé, avait-il dit d’une mine papelarde. Quel vil personnage ! C’était certain, il me fallait quoi qu’il en coûte trouver une position en accord avec mes aspirations, mais je manquais cruellement de possibilités. Alors que je me débattais ainsi, une offre inespérée m’arriva, du père du défunt Kōdō : désormais dans ses vieux jours, il s’apprêtait à se retirer auprès de sa fille mariée, raison pour laquelle il me proposait de garder sa maison – si j’acceptais de m’y installer pour l’aérer quotidiennement, il me verserait une petite indemnité mensuelle. C’était au cœur de l’été ; je vidai ma maigre bourse pour acheter une pastèque et, lesté du fruit, j’empruntai des rues ombragées noyées sous les stridulations des cigales afin d’aller lui présenter mes respects. L’affaire réglée en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, dès le printemps suivant, j’emménageai ici. Par la même occasion, je quittai le cours d’anglais. Adieu !

Pour l’entretien du jardin, faites comme vous l’entendez, m’avait dit le propriétaire, alors je m’étais borné à ne rien faire du tout. Était-ce grâce à mon inaction ? Arbres et plantes se portaient comme un charme.

Au nord, la maison était adossée à une colline, au pied de laquelle courait un aqueduc qui drainait l’eau du lac. Au sud s’étendait une rizière, son canal d’irrigation alimenté par cet aqueduc. Le canal d’irrigation formait, en chemin, un étang dans le jardin. Une véranda bordant le salon composé de deux pièces contiguës dessinait un L, avec dans son coude un pilier qui reposait sur une pierre dans l’eau. Sur la rive opposée à la véranda se dressait un lilas des Indes, son tronc comme tendu vers la maison.

La voisine, venue m’apporter un plat de chirashi-zushi – du riz vinaigré décoré de divers ingrédients – qui avait dû lui demander bien du travail, m’annonça n’avoir jamais vu le lilas aussi fleuri en plus de vingt ans puis elle repartit, se répandant en compliments. Cela avait beau être le fruit du hasard, je me rengorgeai intérieurement. Normalement, rien n’aurait dû laisser espérer une telle floraison. On ne le remarquait pas depuis le salon mais, de l’autre côté, le tronc était en grande partie évidé et l’arbre ne tenait guère debout que grâce à la mince portion visible d’ici.

J’avais espéré qu’il survivrait sans dépérir et donnerait quelques fleurs, mais que signifiait cette floraison sans pareille ? Comme tout bon lilas des Indes, son écorce était lisse, éminemment agréable au toucher. De ce fait, lorsque, butant sur un texte, j’allais faire un tour de jardin, en panne d’idées, j’avais sans trop réfléchir pris l’habitude de le caresser. Il me suffisait de tendre le bras un peu plus haut que ma tête pour laisser courir la paume de ma main sur son tronc sans le moindre effort, jusqu’à son pied, dans un geste fluide et souple que ne venait entraver aucune aspérité. Les quelques irrégularités de son écorce apportaient un certain plaisir à la sensation. Tout de même, ce ne pouvait être là la cause de sa floraison. Sans doute avait-il tiré du bénéfice d’avoir échappé aux griffes d’un jeune jardinier pressé de le dompter. Tout mon mérite était de l’avoir libéré du sécateur.

Ses fleurs étaient d’un élégant rose tendre, un peu plus foncé que celui des pétales de cerisier. Elles formaient des grappes qui venaient, quand le vent soufflait, délicatement toquer aux vitres du salon.

La nuit dernière encore, cela a commencé ainsi.

En fin d’après-midi, le vent et la pluie avaient forci et, au lieu d’aller accrocher les volets comme je l’aurais dû, je m’étais paresseusement réfugié dans mon lit toujours défait. Mais dans la nuit, les vitres se sont mises à gémir. D’une façon tout à fait différente des vibrations qui les agitaient jusque-là. Cela m’a réveillé. Pour commencer, j’ai pensé à un chat ou quelque autre animal. Je m’apprêtais à me rendormir sans intervenir, mais les craquements empiraient. Pour finir, le vacarme est devenu tel qu’on aurait cru que la maison geignait ; bien obligé, j’ai fini par me lever, j’ai allumé la lampe à pétrole et je suis parti inspecter les fenêtres de la véranda.

Derrière les vitres, la lampe a révélé des ténèbres de poix, des rafales de vent et de pluie qui les battaient follement et, alors qu’en temps normal leur extrémité se contentait de frôler la fenêtre, même par grand vent, les fleurs du lilas des Indes qui se jetaient contre le carreau, face la première, comme aplaties par quelque force gigantesque. Les grandes branches déferlaient contre la fenêtre avant de reculer un instant, telle la vague qui se retire, et ainsi de suite. Leur grincement avait un effet hallucinatoire et, peu à peu, il m’a semblé entendre : … laisse-moi entrer…

Dans ces conditions, il n’était plus question d’accrocher les volets et, de toute façon, je n’avais pas le courage d’ouvrir les fenêtres dans la tempête ; j’ai donc regagné la chambre, je me suis réfugié sous ma couverture et j’ai décidé de me rendormir. J’ai laissé la lampe à pétrole allumée à mon chevet. Le vent et la pluie se sont enfin apaisés et, par la même occasion, le gémissement a repris. Alors que j’avais cru qu’il était le seul fait des vitres, j’ai remarqué qu’il émanait du kakémono accroché dans l’alcôve. Je n’avais certes pas les moyens de m’offrir une estampe, c’était le propriétaire qui l’avait laissée. Elle représentait des roseaux au bord d’un lac, avec une aigrette prête à cueillir un poisson dans l’eau. J’ai sorti lentement la tête de sous la couverture pour regarder en direction de l’alcôve : l’aigrette de l’estampe se pressait de déguerpir sur un côté, il pleuvait soudain sur les roseaux et, de derrière, approchait une barque. Le rameur était jeune… c’était Kōdō. Il s’approcha.

« Que fais-tu là, Kōdō ? lui demandai-je sans réfléchir. Tu n’étais donc pas mort ?

— Quelle question, alors que je viens à toi sous la pluie, répondit-il comme si de rien n’était.

— Tu es venu me rendre visite ?

— Exactement. Mais je n’ai guère de temps aujourd’hui. »

Il s’adressait à moi depuis son embarcation.

« Le lilas des Indes a le béguin pour toi.

— … Hum ! »

Voilà donc de quoi il retournait. Je réfléchis, les yeux fermés et les bras croisés. À vrai dire, je nourrissais certains soupçons. Que je ne tenais cependant pas à exprimer, pour sauvegarder l’honneur du lilas.

« C’est la première fois qu’un arbre tombe amoureux de moi.

— Un arbre, dis-tu ? Contente-toi de dire que c’est la première fois qu’on tombe amoureux de toi, railla Kōdō du même ton que de son vivant.

— Que faire ?

— Que veux-tu faire ? »

Sa question me replongea dans mes réflexions. Quelle conduite adopter quand un arbre vous aime, comment faire ? Jamais ces questions ne s’étaient posées à moi.

« Tu as manqué de prudence, dis-moi. »

Kōdō se régalait, et il ne s’en cachait pas.

« Malgré les apparences, cet arbre aime les histoires ; fais-lui donc la lecture de temps en temps. Il finira bien par se calmer.

— Je vois. »

Faire la lecture, voilà qui ne s’éloignait guère de mon quotidien, c’était à ma portée.

« Je le ferai.

— N’y manque pas ! À la prochaine. »

Kōdō m’avait tourné le dos et, sous la pluie, il s’apprêtait à repartir à la rame à travers les roseaux.

« Kōdō ! » criai-je.

J’avais encore tant de choses à lui dire.

« Je ne te reverrai plus ?

— Mais si, je reviendrai », répondit-il depuis la barque qui rapetissait à vue d’œil.

La brume qui flottait dans l’estampe se leva progressivement et le lac retrouva son aspect habituel. L’aigrette était elle aussi de retour à sa place.

Depuis, l’après-midi, je m’asseyais au pied du lilas des Indes pour lui faire la lecture. J’avais cessé de le caresser. Au début, il paraissait mécontent, mais je sentais qu’il finissait par se passionner pour l’histoire. Il avait ses préférences : quand il s’agissait d’un auteur qu’il aimait, ses feuilles prenaient une inclinaison différente. Soit dit en passant, quand je lui lisais un texte de ma plume, il faisait frémir son tronc de joie. C’était touchant. Les éditeurs ne me prenaient pas encore au sérieux, mais lui me poussait à continuer d’écrire, à survivre sans dépérir. Alors, parfois, j’enterrais à son pied un petit quelque chose, par exemple les restes d’un poisson que j’avais cuisiné. J’espérais que l’année suivante il fleurirait, sans excès.


Nashiki Kaho, Sarusuberi
Iemori kidan, Shinchosha, 2004
Traduction Myriam Dartois-Ako

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