Contes de guerre

Soldier’s family

15 août 1945‌

Sur une plage coincée entre mer et jungle, dans une grande île loin dans le sud, gisait un soldat de l’armée japonaise.

Presque aussitôt après que la guerre avait éclaté l’armée impériale avait mis pied sur cette île et en avait fait une base arrière pour son offensive vers le sud, plus tard les Américains étaient passés à la contre-attaque et, depuis, l’île servait de bastion, de « porte-avions insubmersible » pour l’aéronavale nippone.

Or, l’ennemi avait dédaigné une pareille île envahie par la forêt tropicale et à peine pourvue d’installations, et il s’était dirigé vers Guam et Iwojima, d’autres îles plus proches de l’archipel japonais.

Négligée par l’ennemi, la petite unité de trois cents hommes laissée sur cette terre lointaine l’était aussi par le gros de ses propres forces, trop occupé à repousser l’offensive américaine en cours.

Il n’était de toute façon pas question de les ravitailler en vivres et en munitions, les alentours, tant sur mer qu’en l’air, étant contrôlés par l’armée ennemie, qui aurait coulé ou abattu quiconque se serait approché.

Autant dire abandonné de ses ennemis comme de ses amis, on était tranquille sur cet îlot, où l’on n’avait pas entendu un seul coup de feu ou une seule explosion depuis un an ; seulement voilà, un ennemi bien plus terrible était à l’affût.

La faim.

Depuis que le ravitaillement était coupé, les soldats défrichaient la forêt vierge, se débrouillaient pour attraper du poisson, traquaient oiseaux et gibier dans la forêt, bref, survivaient comme ils pouvaient, mais mettre en valeur cette forêt était loin d’être chose facile quand on sait qu’il fallait au moins trois heures à un homme seul pour progresser de dix mètres, tant les arbres poussaient dru et inextricables étaient les lianes de toutes sortes.

Chacun s’efforçait donc de trouver à se nourrir par ses propres moyens et, lorsqu’un chanceux arrivait à attraper un lézard, il s’empressait de l’avaler en cachette, car le partager avec les camarades ne lui aurait laissé guère d’espoir de vivre jusqu’au lendemain ; et quand un camarade mourait, chacun se réjouissait dans son for intérieur, sachant que sa propre ration allait augmenter d’autant, enfin, de si peu que ce soit. Avec la faim au ventre, mesquinerie et bassesse s’emparaient de tout le monde.

On mangeait jusqu’aux papillons, que l’on disait pourtant, à tort ou à raison, très farineux ; les souris, elles, avaient une chair qui faisait penser à celle du poulet, tandis que les chenilles présentaient un goût légèrement amer.

Les premiers à mourir furent les plus faibles, réduits à l’état de squelettes parcheminés.

Mieux valait encore se faire tuer en luttant face à un ennemi qui tentait de débarquer en s’appuyant sur son écrasante supériorité matérielle ; oh, bien sûr, il est toujours triste de perdre la vie, mais en tombant au combat, on pouvait du moins éviter de se voir mourir à petit feu. En tout cas, on pouvait se dire que si on mourait, c’était pour la patrie, tandis que personne ne pouvait accepter l’idée de mourir d’inanition.

À force de rester avec la faim au ventre à longueur de jour et de nuit, désœuvrés, ceux qui étaient jusque-là bons amis se querellaient pour une bouchée de riz, n’attendaient plus rien du temps qui allait s’éternisant et, peu à peu, certains en perdaient la raison, d’autres tentaient de mettre fin à leurs jours.

Les trois cents hommes présents au début étaient deux cent cinquante six mois plus tard, et ils continuèrent de mourir les uns après les autres, pareils à la flamme d’une bougie qui s’éteint, jusqu’à l’été 1945 où il n’en demeura plus que cinq, lesquels de surcroît vivaient séparés les uns des autres. Ceux-là étaient évidemment les plus robustes, les plus lestes, habiles à attraper serpents, grenouilles et poissons, grâce à quoi ils avaient pu survivre jusque-là, mais dès qu’ils s’étaient constitué une petite réserve de provision, leur méfiance réciproque se réveillait et ils se tenaient sur leurs gardes, craignant que les autres n’essaient de la leur dérober.

Le plus jeune d’entre eux, fils de pêcheur, était avantagé par rapport aux autres venus de la ville et il se tenait en permanence au bord de la mer où, tant que ses forces le lui permirent, il plongea et s’empara de poissons tropicaux aux mille couleurs, cueillit des algues qui l’aidaient à tromper sa faim.

Mais dès que la mer restait grosse quelque temps, il ne pouvait plus plonger, sa réserve d’algues et de poissons séchés se gâtait, il n’avait plus alors qu’à rester couché et prendre son mal en patience.

Lorsque, enfin, elle se calmait, il n’avait plus assez de forces pour plonger, très profond, et donc les prises se faisaient rares, ses forces lui revenaient bien ensuite peu à peu mais alors les flots recommençaient à s’agiter. Ainsi s’affaiblit-il lui aussi, lentement mais inexorablement, même si c’était moins visible chez lui que chez ses camarades, et il finit par ne plus dépendre que des algues rejetées sur le sable, jusqu’à ce que les forces lui manquent pour ramasser celles-ci et qu’il demeure désormais affalé dans l’ombre des arbres de la jungle.

Bien des idées viennent à l’esprit lorsqu’on a l’estomac taraudé par la faim. Lui pensait naturellement à la nourriture mais, chose curieuse, aucun plat extraordinaire n’apparaissait devant ses yeux ; non, c’étaient plutôt des choses sans prétention telles que ces galettes okonomiyaki qu’une mémé aux doigts sales faisait cuire au moment de la fête paroissiale, sous les frondaisons du bosquet entourant le sanctuaire.

Elle délayait de la farine qu’elle faisait ensuite cuire sur une plaque chaude, y plantait des petites crevettes séchées puis saupoudrait le tout d’algue verte, versait enfin quelques gouttes d’une sauce bien épaisse. Celle-ci s’écoulait sur la plaque, chuintait en dégageant une odeur appétissante qui parvenait jusqu’au jeune soldat gisant sur le sol.

C’étaient encore des beignets à un sou avec des morceaux de racine de lotus, de carotte, de patate douce, de seiche, qu’un pépé tout reniflant faisait frire, de ces beignets qu’il se rappelait, enfant, être allé acheter, envoyé par sa mère, et recevoir des restes de la friture, qu’elle plongeait dans la soupe de miso.

Il revoyait comme si c’était hier le mélange que faisaient les billes de friture flottant dans la soupe bien chaude et la graisse qui commençait à fondre à leur surface ; de même, il lui semblait avoir encore sur la langue les sardines qu’il venait de prendre dans son filet et que, épuisé par la pêche, il attrapait en tendant le bras, pour les avaler crues après leur avoir arraché la tête ; l’hiver, il se sentait traversé par une vague de bienheureuse chaleur, jusqu’aux extrémités des doigts quand, tremblant de tout son corps au retour de la pêche, il avalait le saké doux ou celui de marc de riz ; il y avait aussi les ronds de riz glutineux pilés de frais et saupoudrés de radis râpé, et encore la pâte de céréales légèrement dorée, les épis de maïs, le sucre d’orge torsadé, tout l’éventaire du marchand de friandises.

Son père, soldat, avait tôt disparu au combat, et il avait perdu sa mère l’année où il avait fini l’école primaire, elle était morte d’une tuberculose due au surmenage.

À partir de ce moment, il avait été recueilli par des parents, puis par d’autres, si bien qu’il conservait peu de souvenirs de sa famille.

Tout jeune déjà il avait travaillé et, chaque fois qu’il recevait quelque argent, il avait pris l’habitude de le dépenser pour manger, ce qui expliquait peut-être le genre de nourriture qui lui revenait en mémoire.

Il s’était encore affaibli jusqu’à ne plus même avoir l’énergie de faire un geste vers les mouches qui se posaient sur son visage et qu’il tentait de chasser en tordant ses joues et en battant des paupières ; manger lui était maintenant indifférent, sa seule idée, son unique désir était de remettre une dernière fois le pied sur le sol de son pays, sans que ce soit forcément la région qui l’avait vu naître, il lui suffisait que ce soit un morceau de terre japonaise où il pourrait mourir.

Il n’avait même pas une chance sur un million de réussir mais envisagea diverses solutions. Il pourrait scier de grands arbres de la jungle pour se faire un radeau et se laisser aller au gré du courant marin qu’on appelle kuroshio. Cela lui remémora une chanson qui parlait d’une noix de coco échouée sur la plage, venue d’une lointaine île inconnue…, et la rapidité de ce courant qu’il avait eu l’occasion de rencontrer à bord de son bateau, en pleine mer.

« Mais oui ! C’est le meilleur moyen. » Un sourire de soulagement relâcha ses joues, déjà dans son esprit l’embarcation était achevée — encore qu’il n’ait eu ni la force ni les outils nécessaires —, restait à trouver la bonne orientation pour rejoindre le Japon, et tomber sur ce fameux courant ne semblait pas une tâche aisée ; à la réflexion, il se souvenait qu’on en avait parlé à l’école.

Dans le manuel, on trouvait une carte sommaire de l’océan Pacifique avec des flèches qui figuraient les courants, un froid et un chaud, mais comme à l’étude il préférait les bandes dessinées et les romans d’aventures dans lesquels il avait toujours le nez plongé, la leçon de géographie, il n’y prêtait qu’une oreille distraite.

J’aurais mieux fait de travailler davantage à l’école, se dit-il avec regret, et il renonça bien vite au radeau pour s’intéresser cette fois aux oiseaux migrateurs. Il pourrait attraper un tas de ces oiseaux en vol dans la direction du Japon, tresser une nacelle avec des lianes et se faire transporter dedans. De combien d’oiseaux aurait-il besoin ? Il n’avait plus que la peau sur les os, une centaine devrait suffire, qu’il prendrait à la pêche au vif, ainsi que, gamin, il avait vu faire pour les cormorans. Combien de jours le voyage prendrait-il ?… Il se voyait déjà survolant son pays et en souriait de bonheur.

Pas de doute qu’il serait remué dans sa nacelle, autant que dans le navire de guerre qui l’avait amené jusqu’à cette île, au point qu’il en avait eu le mal de mer ; quelle impression cela pouvait faire de voler ? songea-t-il, yeux clos, et il se sentit véritablement en train de flotter dans les airs, il eut un peu mal au cœur mais serra les dents, jusqu’à ne plus pouvoir tenir et alors il revint à lui avec une sensation de lourdeur générale, mais son corps n’en continuait pas moins de paraître se balancer.

À ce moment, levant un peu la tête, il se rendit compte de la présence sur la mer, à une centaine de mètres là-bas, d’un énorme hydravion dont les moteurs émettaient un vacarme assourdissant.

« Ohé ! Tout va bien ? lui lança un matelot qui s’était approché en canot de caoutchouc. Tiens bon, tu vas pouvoir retrouver le pays ! » Justement ce dont le garçon rêvait ! Ce type d’hydravion était le plus grand de ceux qu’on construisait au Japon, il était utilisé pour transporter les personnages importants, le soldat avait eu l’occasion d’en voir un, autrefois, et en avait été émerveillé.

S’il fut intrigué, ce ne fut pas tant qu’on veuille s’occuper du simple soldat qu’il était mais par le fait de découvrir, une fois transporté dans l’appareil par les soins diligents de l’équipage, un officier tout encadré de galons dorés en train de faire griller… une galette okonomiyaki !

Tandis que le garçon se figeait au garde-à-vous, l’officier enveloppa cérémonieusement la galette dans une feuille de papier journal frappé du chrysanthème impérial et la lui tendit avec ces mots : « J’ai l’insigne honneur, au nom de Sa Majesté l’Empereur, de vous remettre cette okonomiyaki. »

La sauce dont l’honorable galette aurait dû être nappée manquait bien un peu pour le goût du soldat, mais il n’en laissa rien paraître, l’éleva à deux mains jusqu’à hauteur de son front en signe de gratitude déférente, la porta à sa bouche pour la manger quand un cri retentit soudain — « Attaque ennemie ! » — qui se répercuta dans tout l’habitacle, lequel, touché sans que le soldat sache ni où ni comment, se mit à chuter en vrille, le noir se fit aussitôt à l’intérieur, le garçon se mit à étouffer, crut sa dernière heure venue mais vit alors surgir sous son nez une énorme tortue.

« Donnez-moi votre okonomiyaki et je vous emmènerai où vous le désirez », lui dit l’animal, qui devait être bien vieux à voir la quantité d’algues qu’il transportait sur sa carapace, et à qui il tendit la galette qu’il tenait encore fermement dans sa main.

Lorsque la tortue eut avalé le dernier morceau en se servant habilement de ses pattes de devant, elle tourna vers lui sa carapace sur laquelle le garçon sauta.

« Vous voulez aller au Palais de la mer ? — Non, je veux rentrer au Japon. — Au Japon ? C’est un peu loin, ma foi… — Vous pouvez me déposer en chemin. Emmenez-moi jusqu’à un endroit d’où je puisse apercevoir les montagnes de mon pays. »

La tortue se mit en route en frayant sa voie au milieu d’immenses bancs de poissons migrateurs qu’on aurait dits découpés dans du papier par un artiste et qui à son passage s’écartaient de chaque côté en mouvements vifs. Il aurait suffi au soldat de tendre le bras pour en attraper autant qu’il voulait, mais il se retint car tous étaient des compagnons de la tortue ; chose curieuse, alors qu’ils voyageaient sous l’eau, il pouvait respirer normalement.

Amusé, il se fit la réflexion que dans le conte Urashima Tarō, le héros se rend de la même manière que lui au Palais sous-marin de la princesse Otohime, et que le fait que la tortue lui demande sa galette faisait plutôt penser à un autre héros, Momotarō, et ces deux contes, sa pauvre mère les lui avait racontés bien des fois quand il était petit.

« Je ne peux pas aller plus loin, les forces me manquent. Il y a une île pas très loin, je vais vous y déposer. » Tout devint brusquement clair autour des deux voyageurs et la tortue fit surface, sous un soleil éblouissant, alors, comme elle l’avait annoncé, il distingua une île au loin.

Mais en s’approchant peu à peu, il aperçut des cocotiers et fut déçu : le Japon était encore loin. Il vit de nombreuses silhouettes humaines qui s’agitaient et lui faisaient signe d’approcher, des hommes tout noirs avec des boucles d’oreilles, lance à la main et criant tous ensemble « Venez, venez, on vous attendait ! »

Pour un peu, il en serait tombé à la renverse ! Il mit le pied sur la jetée qui s’avançait dans la mer et aussitôt la tortue plongea et disparut, puis il suivit les Noirs jusqu’à un alignement de huttes au toit couvert de palmes et dans l’une desquelles, la plus grande, il découvrit un compatriote.

Celui-ci, une couronne sur la tête, regarda de ses gros yeux tout ronds le soldat qui demeurait pensif avec l’impression que cet homme ne lui était pas inconnu, et se présenta : « Je suis Dankichi l’aventurier. » Ah, le héros de ses lectures d’enfance !

« Vous avez bien mérité de la patrie. Vous pouvez rester ici à présent, et prendre du repos », lui dit Dankichi en lui offrant lait de noix de coco, ananas, bananes, mais le soldat refusa avec fermeté : « Merci mais je dois rentrer au pays. — Une affaire pressante vous y appelle donc ? » La question embarrassa le soldat qui au fond ignorait lui-même pourquoi il retournait là-bas.

Ses parents étaient morts et la vie de pêcheur était trop pénible. C’était avec un certain soulagement qu’il avait reçu son ordre de mobilisation, qui lui faisait même entrevoir des chances de visiter des pays inconnus.

« Je rentre parce que je suis japonais. Je veux entendre à nouveau parler ma langue, et les rivières, les montagnes de mon pays me manquent. — Mais nous n’avons que des canoës, ici… — Un canoë fera très bien l’affaire. Donnez-m’en un, s’il vous plaît, je rentrerai comme ça. » Dankichi accepta sans se faire prier et ordonna aux Noirs de préparer une barque.

« La prochaine fois que vous passerez par ici, j’espère que vous prendrez votre temps. » Le soldat approuva de la tête et se mit à ramer dans la direction qu’on lui avait indiquée.

La nuit tomba, l’Étoile polaire apparut distinctement et il continua de tirer de toutes ses forces sur les rames en direction de cette lumière.

La seconde nuit, il vit surgir devant lui une masse sombre que ses dimensions lui firent d’abord prendre pour une baleine, et c’est avec surprise qu’il reconnut un sous-marin dont la tourelle tourna lentement dans sa direction.

« Attendez, je ne suis pas un espion, je suis un soldat de l’armée impériale ! » lança-t-il et il vit alors la trappe de la tourelle se soulever et apparaître un officier en uniforme de la marine dont l’élégante et martiale silhouette se détacha fièrement sur le ciel sombre : « Je suis le capitaine de vaisseau Takeda ! Que faites-vous par ici ? » Le capitaine de vaisseau Takeda ? Ce nom lui disait quelque chose et il observa plus attentivement le sous-marin : ces six canons de part et d’autre, ce plat-bord renflé, pas de doute, c’était le fameux FUJI, le sous-marin volant de l’escadre de corps francs Shōwa, dont il suivait passionnément les aventures avant la guerre !

Il se souvenait que c’était le frère du lieutenant de vaisseau, le professeur Takeda, qui avait conçu ce bâtiment.

« Je suis japonais. Je vous demande de m’aider ! cria-t-il, puis il vit qu’on descendait une échelle.

— Nous faisons route cap au sud pour détruire les forces américaines, il a fallu du temps mais nous voilà parés. Regardez ce dont notre bâtiment est capable ! » Le commandant fit apparaître une épaisse liasse de documents où on pouvait lire : « Vitesse en vol, 450 km/h, vitesse en plongée, 25 nœuds, vitesse en surface, 50 nœuds. »

Ainsi, il était donc enfin achevé ? « Vous avez mis au point le rayon tueur Aoki ? » demanda le soldat qui, écolier, avait le cœur qui battait la breloque en dévorant les aventures de ses héros, les Corps francs de Shōwa.

« Cette question ! Et maintenant que nous sommes équipés de ce rayon, nous allons descendre d’un seul coup d’un seul tous leurs Grumman et leurs Lockheed. »

Mais suivre le FUJI, c’était de nouveau s’éloigner du Japon.

« Commandant, je veux rentrer au pays. Vous ne pourriez pas me rapprocher un peu, me déposer à l’endroit où vous voudrez ? »

Le lieutenant de vaisseau Takeda était un guerrier non seulement plein de vaillance mais aussi humain.

« Entendu. Nous sommes en mission mais je ferai une exception pour vous. Toutefois, pour des raisons de sécurité, il m’est impossible de vous débarquer, vous sauterez donc en parachute. »

Et c’est ce que fit le soldat, et il fut si heureux de pouvoir enfin revoir son pays qu’il en oublia totalement la peur de se jeter dans le vide en parachute.

Il se sentit flotter dans l’espace nocturne d’un noir d’encre, tendit les jambes en avant, mais sans pouvoir rencontrer le sol.

Le FUJI était bien éloigné à présent, laissant derrière lui un fin sillage bleuté, et le soldat commença à s’inquiéter : continuait-il de descendre tranquillement ou dérivait-il allez savoir où ? En haut, en bas, devant, derrière, tout était sombre autour de lui, on aurait dit que quelqu’un avait répandu une fine encre de Chine, et le sommeil se mit à le gagner.

Presque au même moment, il eut la nette impression qu’on était en train de le transporter quelque part, et le vent sifflait à ses oreilles.

Il ouvrit les yeux, se découvrit enveloppé dans un tissu blanc qu’un grand oiseau, qui peinait à voler, tenait dans son bec.

« Tiens, une cigogne, cette fois ! »

Enfin, voilà un véhicule avec lequel je ne risque rien, se dit-il, certain maintenant de pouvoir rentrer au Japon.

Et chez sa mère, par-dessus le marché. Sa mère qui lui avait raconté des histoires de cigognes quand il était tout petit. Les bébés arrivent comme ça, apportés par ces oiseaux, et c’est ce qui était en train de se passer pour lui, il allait redevenir enfant.

Toujours bercé dans son espèce de hamac suspendu au bec de l’oiseau, il regarda en dessous de lui et distingua une île qui avait exactement la forme du Japon et, en plein milieu, s’élevait le mont Fuji.

Nous y voilà, finalement, je suis au Japon ! Il sentit sa poitrine se gonfler, se pencha pour essayer de voir où était sa mère, imité par la cigogne qui entama une descente à toute vitesse.

Ils descendaient à une telle allure qu’il sentit sa tête lui tourner et ramena ses genoux contre sa poitrine, baissa la tête : quand il rouvrirait les yeux, il serait avec sa mère ! « Maman ! Maman ! » se mit-il à crier.

15 août 1945

Sur la plage gisait un soldat japonais mort de faim, replié sur lui-même à la manière des bébés dans le ventre de leur mère, la face tournée en direction du Japon. Il n’avait plus que la peau sur les os, mais son visage était si paisible qu’on l’aurait dit tranquillement endormi.


Nosaka Akiyuki, Sorujyāzu famiri, 1975
Traduction Jacques Lalloz

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