Le sabre de bambou #5

V

Ce fut le mois suivant que le messager tant attendu se présenta, le soir du premier jour d’octobre. Tanjurō le suivit en toute hâte jusqu’à la demeure du commandant, à l’intérieur de la première enceinte du château.

« J’ai de bonnes nouvelles pour vous, annonça Tsuge. Le seigneur a ordonné une exécution. Le chef des vassaux m’a demandé conseil, et c’est vous que j’ai recommandé pour effectuer cette mission.

— …………

— C’est l’occasion ou jamais. Si vous réussissez, vous serez engagé sur-le-champ. »

Tanjurō sentit la tension vriller tous les nerfs de son corps.

« Qui sera mon adversaire ?

— Un homme appelé Yogo Zen’emon. Je ne pense pas qu’il soit très fort. »

Hachirōzaemon expliqua que lors de la précédente campagne de recrutement, Yogo avait été embauché pour ses talents de calligraphe et travaillait actuellement au secrétariat. De tempérament obstiné, trois mois ne s’étaient pas écoulés depuis son entrée en fonction et déjà il s’était querellé avec ses collègues et son supérieur hiérarchique à maintes reprises. Cette fois, au cours d’une dispute avec son chef, il avait dit du mal de leur seigneur. Cela s’était su en haut lieu, entraînant cet ordre de mise à mort.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Ce travail vous rebute ? demanda le commandant.

— Non, j’accepte la mission. »

Mentalement, Tanjurō se dressait un portrait du dénommé Yogo. Le fait que son adversaire fût l’un des hommes dernièrement recrutés le chiffonnait un peu. Son caractère qu’on disait borné, peut-être l’avait-il acquis au cours de sa rude existence de rônin. Le samouraï eut le vague sentiment d’être envoyé se battre contre un allié. Cet homme avait-il une femme et des enfants ?

« Yogo est payé soixante-dix boisseaux. Si vous réussissez à l’abattre, vous n’en recevrez pas moins.

— Soixante-dix boisseaux ! »

Les yeux de Tanjurō brillèrent. Ce sentiment proche de la compassion qu’il éprouvait pour Yogo reflua en lui telle la marée descendante.

« Je vous promets de réussir.

— Eh, attendez ! l’arrêta Hachirōzaemon alors que le samouraï s’apprêtait à partir. Yogo sait qu’un tueur va venir pour lui. Le seigneur a déclaré que si jamais il parvenait à se défendre et à remporter la victoire, son crime lui serait pardonné. Le seigneur apprécie la vaillance, c’est pourquoi il a aussi donné une chance à Yogo. Cet homme en a déjà été informé. Tout comme vous, il va se battre avec l’énergie du désespoir. Je vous conseille de l’attaquer avec une extrême prudence. »

Guidé par un valet du commandant, Tanjurō se pressa vers la maison de Yogo à travers la ville nocturne. Sitôt franchi un quartier marchand animé appelé Keyaki, où les lampes étaient encore allumées sous les avant-toits, la route débouchait brusquement sur le quartier résidentiel réservé aux samouraïs, que seule éclairait la lueur de la lune.

« C’est ici », annonça le valet âgé d’une vingtaine d’années en s’arrêtant devant une habitation. Sa voix tremblait.

« Bien, merci. Vous pouvez rentrer. »

Après avoir regardé le jeune homme s’éloigner d’un pas rapide, Tanjurō dénoua la sangle qui retenait son sabre à sa ceinture et retroussa ses manches de kimono, qu’il maintint relevées à l’aide d’un cordon de coton. Pour la première fois depuis longtemps, il sentit revivre en lui les sensations du champ de bataille, les balles et les flèches qui volaient en tous sens, les lames nues des sabres et les fers des lances qui étincelaient alentour. Des sensations nullement agréables, effroyables au contraire. Tandis qu’il se tenait immobile, supportant l’horreur, son courage se raffermit.

Quand il poussa subitement la mince porte encadrée de haies vives, celle-ci s’ouvrit sans opposer de résistance. Après s’être assuré qu’il n’y avait aucun signe de vie à l’intérieur, Tanjurō pénétra lentement dans le jardin.

L’entrée de la maison était ouverte, un homme assis sur le pas de la porte. À cause de la chandelle nue posée derrière lui, on ne pouvait distinguer son visage, assombri par le contre-jour.

« Bonsoir. C’est vous le tueur ? demanda-t-il sans façons en se levant tout à coup. Allez. Venez d’abord à l’intérieur. »

Et après s’être une seconde fois adressé à Tanjurō, qui s’était arrêté en se tenant sur ses gardes, l’homme monta dans l’entrée et passa dans la pièce du fond, où il emporta le bougeoir. Sa lumière permit au samouraï de voir l’autre tout entier. Comme le commandant lui avait dit qu’il s’agissait d’un secrétaire, il s’était imaginé un petit homme d’allure mollassonne, or l’individu qui se dressait dans la pièce était un colosse au visage rond. Il semblait avoir dans les trente ans.

« Êtes-vous Yogo Zen’emon ? vérifia Tanjurō en s’approchant de la porte.

— C’est bien moi, répondit l’homme sur un ton gai. Je suis désolé de briser votre enthousiasme alors que vous êtes venu ici spécialement, mais je vais prendre la fuite.

— Prendre la fuite ?

— Oui, et je voudrais que vous fermiez les yeux.

— Pourquoi vous sauver ? Ceci est pour ainsi dire un duel, on vous laisse une chance de rester dans ce clan.

— Je suis au courant. Seulement, je n’ai pas confiance en mes talents à l’épée. Je ne me sens pas capable de remporter le combat. »

Yogo fit entendre un rire insouciant.

« Non, pour être franc, j’en ai plein le dos du métier de samouraï. J’ai l’intention de rentrer dans ma région natale et de me faire paysan.

— Vous venez de quelle région ?

— De Murakami, à Echigo. Ma famille est issue d’une lignée de ji-samouraïs[1] de ce domaine. Quand notre clan a été dissous, quelques hommes ont choisi de devenir paysans. »

En l’an 4 de l’ère Genna (1618), le seigneur Murakami Suō-no-kami[2] Yoshiaki d’Echigo avait été dépossédé de sa fortune de quatre-vingt dix mille boisseaux, pour le meurtre d’un de ses vassaux et son incapacité à maintenir l’ordre dans son clan. Ce devait être à ce moment-là que Yogo avait été renvoyé. Dans ce cas, cela allait faire bientôt dix ans.

« Et vous êtes resté rônin pendant tout ce temps ?

— Non, heu, pas exactement…. répondit évasivement Yogo. J’ai travaillé, mais seulement sur de courtes durées. Je pensais que cette fois-ci serait la bonne, et vous voyez le résultat. Désormais j’en ai assez, je ne chercherai plus à entrer au service d’un seigneur. »

Yogo s’assit, les jambes étendues sur le tatami, comme pour prouver son absence d’hostilité.

« C’est vrai ? Vous allez fuir ? »

Attiré par la franchise avec laquelle s’exprimait Yogo, sans même s’en rendre compte, Tanjurō avait pénétré dans l’espace au sol en terre battue de l’entrée. Un regard lui apprit que l’homme était apprêté pour voyager, il portait un hakama court et des jambières.

Si c’est ainsi, je ne peux pas le tuer, songea le samouraï.

Il pourrait toujours se justifier de ne pas l’avoir exécuté en racontant que son adversaire avait déjà décampé quand il s’était rendu chez lui. Tanjurō se demanda brusquement ce qu’il allait advenir des soixante-dix boisseaux ; néanmoins, il finit par se dire qu’il lui serait peut-être possible de prendre la place laissée vacante par Yogo Zen’emon. Même s’il ne pouvait se qualifier de bon calligraphe, il savait écrire.

« Je peux m’asseoir ici ?

— Bien sûr, faites comme chez vous !

— Tout de même, je vous envie, prononça Tanjurō après s’être assis sur la marche de l’entrée. Si j’avais possédé une rizière à cultiver, jamais je n’aurais fait le voyage jusqu’à cette région.

— Cela fait longtemps que vous êtes rônin ? »

Cette fois, ce fut au tour de Tanjurō de satisfaire la curiosité de son interlocuteur. Il lui conta sa vie faite d’interminables errances. Yogo était un homme qui savait écouter. Il le pressait de poursuivre son récit, tout en le ponctuant d’exclamations admiratives. À la longue, Tanjurō eut la sensation que le dénommé Yogo Zen’emon et lui se confiaient l’un à l’autre comme de vieux amis. Sa méfiance à son égard s’envolait déjà.

« Finalement, j’ai payé le loyer de la chambre en vendant mon sabre. Et vous, vous êtes célibataire ?

— Oui.

— Je vous envie sincèrement. C’est dur quand on a une famille. Regardez. C’est un sabre de bambou que j’ai à l’intérieur de mon fourreau. »

Tirant sur la poignée du plus long de ses deux sabres, Tanjurō le dégaina légèrement, laissant voir la fausse lame. Pourtant, Yogo demeurait silencieux face à ses lamentations.

Quand il leva la tête, intrigué, Tanjurō découvrit le visage de Yogo Zen’emon déformé par une joie mauvaise. Il avait le regard rivé sur le sabre de bambou.

« Dans ce cas, ça change tout. »

Le grand Yogo avait bondi sur ses pieds, empoignant son sabre.

« Arrêtez, espèce d’idiot ! »

Le sabre de Yogo s’abattit avec force sur Tanjurō, qui s’était levé et mis en position de combat. Dégainant son sabre court, il repoussa la lame, mais la pointe lui érafla l’auriculaire.

Pourtant, le combat était déjà terminé. Après avoir acculé Yogo sur les tatamis, Tanjurō tint fermement son sabre en position basse, poignée au niveau du bassin, tranchant vers le sol. Le visage ruisselant de sueur, Yogo en fut réduit à consolider sa défense, tel un coquillage. C’est alors que Tanjurō utilisa une technique de sabre court appelée « Lame déferlante de l’école Toda ». Une fois qu’il eût brisé la garde de Yogo en faisant semblant d’attaquer par la gauche, il se fendit sur la droite en enfonçant profondément sa lame dans le torse exposé de son adversaire.

La condition de samouraï est bien misérable.

Telle fut la pensée de Tanjurō tandis qu’il sortait de la maison en rengainant son sabre, après avoir contemplé un moment le corps sans vie de Yogo. Une réflexion qu’il s’était déjà faite par le passé.

Son ancien seigneur, Hiraiwa Kazue-no-kami Chikayoshi, avait appartenu corps et âme à la famille Tokugawa. Quand le fils aîné de Ieyasu, Nobuyasu Saburō, avait été acculé au suicide sous la pression d’Oda Nobunaga, Chikayoshi occupait la charge d’instructeur du jeune prince et, afin de le soustraire temporairement aux poursuites obstinées de Nobunaga, il avait proposé à Ieyasu de se faire seppuku. Le shôgun lui avait néanmoins défendu de recourir à ce faux-fuyant, et tous deux avaient pleuré ensemble à chaudes larmes.

Mais en l’an 16 de l’ère Keichō (1611), quand Chikayoshi était décédé des suites d’une aggravation de sa maladie alors qu’il gardait le château nouvellement construit de Nagoya, Ieyasu s’était fâché, ne pouvant admettre que le seigneur Hiraiwa ne soit pas rentré mourir en son propre château d’Inuyama. Quant à la dissolution du clan Hiraiwa à cent vingt-trois mille boisseaux, il l’avait froidement justifiée par le fait qu’il n’y avait pas d’héritier.

Tanjurō avait également entendu raconter que lors de la campagne d’hiver du siège d’Ōsaka, quand les forces d’Echizen, qui s’étaient emparées du château en devançant l’ennemi par ruse, avaient hissé l’étendard à la gourde d’argent de Tadanao, Ieyasu avait soupçonné son petit-fils d’avoir entretenu des intelligences avec quelqu’un de la forteresse.

Un samouraï est impuissant face à la cruauté et à la défiance du maître qu’il sert. Yogo lui-même ne pouvait ignorer la rigueur du métier. C’était probablement vrai qu’il avait eu l’intention de partir. Mais, au dernier moment, l’attachement à son salaire de soixante-dix boisseaux s’était réveillé en lui. Peu importait qu’il ait agi sous l’effet d’un malentendu, songea Tanjurō : Yogo s’était résolu à se battre afin de conserver son train de vie confortable, et il en était mort.

Quand il franchit le portail et déboucha sur le chemin, un homme se tenait debout dans le clair de lune. C’était un samouraï, escorté de deux hommes aux allures de serviteurs, munis de bâtons. Tsuge avait apparemment pris soin de lui envoyer des inspecteurs.

« Messire Oguro, je présume ? »

Tanjurō acquiesça, puis désigna du doigt le coin où gisait la dépouille de Yogo. Tout en suivant du regard les trois inspecteurs qui entraient dans la maison, il défit les cordons qui retenaient ses manches.

À compter de demain, nous n’aurons plus à souffrir de la faim, se dit Tanjurō tandis qu’il revoyait en esprit les visages de Tami et de ses enfants. Mais à cet instant, comme si cela lui inspirait de la nostalgie, il sentit lui revenir en mémoire toutes ces journées où il avait voyagé à l’aventure, cuit par le soleil et battu par le vent.

[Fin]

[1] Ji-samouraï : dans le Japon féodal, ce terme désigne un samouraï de province propriétaire d’un petit domaine rural, qui se livrait à l’agriculture en temps de paix.

[2] Suō-no-kami : titre de cour de l’ancien Japon, « gouverneur de la province de Suō », rang le plus élevé dans la hiérarchie des kokushi, les fonctionnaires de province. À l’époque Edo où se situe le récit, ce n’est plus qu’un titre honorifique que l’on pouvait acheter, les kokushi ayant progressivement perdu leur pouvoir au profit des shugo, les gouverneurs militaires.


Fujisawa Shūhei, Takemitsu shimatsu, 1976
Traduction Sophie Bescond

© Nobuko Endo 1976
Japanese edition published by SHINCHOSHA Publishing Co., Ltd.

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