Sakurajima #10

Le soir venu, les recueils de codes avaient entièrement brûlé. Nous écrasâmes les cendres, vérifiâmes qu’il n’y avait pas de braises, puis rentrâmes. 

Quand je pénétrai dans les quartiers d’habitation, le premier maître Kira était assis dans le fond. Il tenait son sabre d’une main et buvait le contenu d’une tasse à thé. Cela semblait être de l’alcool coupé avec de l’eau. On en sentait vaguement l’odeur.

« Vous les avez brûlés ?

— Oui, c’est fait. »

Je posai sur le lit la veste que je tenais à la main et m’approchai de la table.

« Soldat. »

Un soldat, apparemment occupé au rangement des paquetages, accourut devant le premier maître Kira.

« Va à la salle de cryptage demander s’il n’y a pas de télégrammes à propos de l’allocution de Sa Majesté. »

L‘homme salua et quitta l’abri d’un pas rapide. Il n’y avait pas d’autres soldats. À l’intérieur, il n’y avait que le premier maître et moi. Tout le monde semblait être parti creuser des trous, comme d’habitude. Je m’assis en face du premier maître Kira. Il me regarda à son tour, de ce fameux regard. Il parla d’une voix enrouée :

« Ils ne vont pas tarder à débarquer.

— La retransmission d’aujourd’hui, c’était ça ?

— Ça, je ne sais pas. La situation de l’ennemi est inchangée depuis deux ou trois jours. C’est la preuve qu’ils préparent une opération de grande envergure. Tu es prêt, non ? »

Il fit entendre un rire railleur.

« Et s’ils débarquent… Que va-t-il arriver à notre unité ?

— Bien entendu, on fera une sortie en force.

— Non, mis à part les Unités spéciales d’attaque, je veux dire les soldats des Unités de construction, et ceux des transmissions. »

Il se renfrogna soudainement, me regarda et vida d’un trait sa tasse.

« Ils se battront.

— Et pour les armes, comment on fera ? Avec en plus beaucoup de réservistes et de conscrits de la seconde réserve qui ont plus de quarante ans…

— Les réservistes aussi se battront ! »

Il parlait d’un ton belliqueux.

« Il y a des lances de bambou.

— Est-ce qu’ils ont reçu un entraînement ? »

Les yeux dont il me fixait s’emplirent soudainement d’une lueur féroce. Me disant que je ne devais pas le craindre, que je devais me comporter normalement, je lui rendis son regard.

« Pas besoin d’entraînement. Ils se lanceront sur l’ennemi avec leur propre corps pour arme. Second maître, alors que tu vis sur une base des Unités spéciales d’attaque de la Marine, tu ne comprends pas cet état d’esprit ?

— Je crois que plutôt que de leur faire creuser un trou qui sera achevé on ne sait pas quand, on pourrait peut-être les mettre à l’entraînement. »

Je mettais moi aussi de la force dans mes mots, avec l’impression que tout mon corps s’échauffait. Le premier maître Kira se leva d’un bond. Par-dessus la table, penché comme s’il allait se jeter sur moi, il dit :

« Je ne te permets pas de me critiquer. Murakami ! Je ne t’ai pas demandé ton avis, alors tais-toi. »

Une tristesse si profonde qu’elle en était indescriptible m’envahit soudain. Sentant quelque chose s’effondrer en moi, je gonflai la poitrine et regardai fixement les yeux du premier maître Kira. Ses mots tombèrent brutalement.

« Si l’ennemi débarque, tu crois qu’on gagnera ?

— Ça, je ne le sais pas, chef.

— Tu crois qu’on gagnera ?

— Nous gagnerons peut-être. Mais…

— Mais ?

— Même à Luçon, le Japon a perdu. Okinawa est aussi tombé après un combat désespéré. On ne peut pas savoir si on va vaincre ou être vaincu avant que le moment arrive…

— Bon ! » cria le premier maître Kira comme pour me couper.

C’était un grondement bestial. Ses yeux étaient braqués sur moi. Ils étincelaient d’une lueur sinistre, semblables à des billes de verre.

« Moi, quand l’ennemi débarquera, je prendrai ce sabre et… »

Il frappa violemment d’une main le pommeau de son sabre.

« Je découperai chacun de ces couards, encore et encore. Murakami ! Je vais tous les tailler en pièces les uns après les autres. Tu as compris ? Murakami ! »

Alors que j’allais moi aussi me lever instinctivement, le soldat de tout à l’heure se faufila dans l’abri. Il se précipita vers nous. Après s’être mis au garde-à-vous, il rejeta la tête en arrière et effectua un salut parfait. Il parla d’un ton clair.

« Le message radio de midi est un Rescrit impérial qui annonce la fin de la guerre.

— Quoi ! criai-je involontairement, appuyant les mains sur la table et me levant à moitié.

— C’est un Rescrit impérial qui dit que la guerre est finie. »

Un frisson anormal me parcourut tout le corps de la tête aux pieds. Je sentis ma main droite appuyée sur la table se mettre à trembler. Je me retournai et regardai le premier maître Kira. Dans son visage vide de toute expression, je vis ses lèvres trembler légèrement comme s’il essayait de parler. Aucun mot ne franchissait ses lèvres. Il s’affaissa, toujours sans rien dire. Je vis, sans erreur possible, que de grosses larmes coulaient ouvertement sur ses joues amaigries. Je me tournai en direction du soldat.

« Bien. Nous allons tout de suite à la salle de cryptage. Passe devant. »

Je m’éloignai de la table. J’avais l’impression que mes jambes chancelaient à cause de l’excitation. Des pensées si complexes que je ne pouvais pas les expliquer remplirent mon esprit avant d’en disparaître. Alors que j’allais me diriger vers le lit où j’avais posé ma veste, je sentis comme une présence dans mon dos et me retournai.

Sous la faible lumière de l’éclairage intérieur, devant la table au grain usé, le premier maître Kira, appuyé sur son sabre, fixait le mur d’un regard absent. Sur la table reposait la tasse vide, le silence était profond. Au fond, la salle des postes émetteurs disparaissait dans la pénombre. 

Je me tournai et m’approchai de la couchette. J’y pris ma veste pour la mettre. J’eus l’impression que quelque chose d’étrange et de mystérieux s’approchait à nouveau de moi dans mon dos. Je me retournai instinctivement.

Toujours dans sa position précédente, le premier maître Kira n’avait pas fait un mouvement. Les câbles courant au plafond, la tasse sur la table, les murs crasseux : la scène n’avait absolument pas changé depuis tout à l’heure. Je jetai ma veste sur mes épaules et m’apprêtai à me diriger vers la sortie. La veste enfilée, tandis que je fermais les boutons un à un, le sentiment d’une étrange menace me frappa soudain. Agrippant le bord du lit, je me retournai pour la troisième fois.

Devant la table, le premier maître Kira, toujours assis, avait dégainé son sabre. Il approcha le tranchant de son visage. Captant la faible lumière, l’épaisse lame brillait d’un éclat éblouissant. Le premier maître Kira la regardait fixement, comme un possédé. Une étrange aura d’animosité l’enveloppait. Dans son dos légèrement courbé, dans ses yeux semblables à ceux d’une bête sauvage affamée, je discernai une volonté brutale qui n’était pas de ce monde. Toujours appuyé contre la couchette, je le regardais fixement. Je tremblais de tout mon corps, pris d’une émotion étrange. J’étais pleinement conscient que mes genoux s’entrechoquaient en faisant un léger bruit. Je gardais les yeux écarquillés tandis que le temps passait, un sinistre moment pendant lequel mon sang sembla se glacer.

Le premier maître Kira changea de position. Brillant d’une lueur inquiétante, la lame guidée par sa main rentra dans son fourreau. J’entendis le claquement dur et net que fit la garde du sabre en la touchant. Ce son pénétra jusqu’au plus profond de moi. Le premier maître Kira regardait dans ma direction, tandis qu’il réajustait son sabre et se levait. Puis il me parla d’une voix basse et douloureuse. Toujours dans la même position, j’entendis ses mots :

« Second maître Murakami. Moi aussi je vais à la salle de cryptage. »

Lorsque nous sortîmes de l’abri, le soleil couchant se reflétait avec clarté dans la mer. Le chemin s’étendait dans le demi-jour aux couleurs estompées. Le premier maître Kira passa devant. Au-dessus de la falaise, il y avait le volcan de Sakurajima, teinté par les feux du crépuscule. Les pentes de la montagne, apparaissant et disparaissant entre les arbres tandis que je marchais, teintées de nuances de rouge et de bleu, étaient d’une beauté céleste. Alors que je me hâtais sur le chemin rocailleux afin de ne pas être laissé en arrière par le premier maître Kira, je me mis brusquement à pleurer de chaudes larmes, qui semblaient brûler mes paupières. Je les essuyais encore et encore mais elles coulaient intarissablement. Le paysage, brouillé par mes larmes, se disloquait et se déformait tout à la fois. Je serrai les dents et marchai en réprimant les sanglots qui me montaient à la gorge. De nombreuses choses se mêlaient confusément dans mon esprit, et je n’y comprenais plus rien du tout. Je ne savais même pas si j’étais triste. Simplement, les larmes emplissaient encore et encore mes yeux. Je me couvris le visage des mains et, chancelant, je descendis pas à pas la pente.


[Fin]


Umezaki Haruo, Sakurajima, 1946
Traduction Chris Belouad

Vous aimerez aussi
Illustration de l'article

Sakurajima #1

Au début de juillet, je me trouvais à Bōnotsu. C’était ici que jadis, nos ambassades prenaient la mer pour aller en mission dans la Chine des Tang. Je m’occupais des transmissions de la base se trouvant dans le col qui surplombait ce joli petit port. J’étais cryptographe. Tous les jours, je descendais de la falaise pour aller pêcher, cueillir des myrtilles dans la montagne et bavarder avec l’employée du bureau de poste de Bōnotsu qui passait par le col matin et soir.
Illustration de l'article

Sakurajima #5

Sans aucun doute, j’étais irrité. C’était aussi à cause du manque de sommeil prolongé. Cependant, ce n’était pas seulement cela. En un mot, j’étais incapable d’accepter mon sort.
Illustration de l'article

Sakurajima #2

À midi le jour suivant, j’arrivai à Taniyama sous une pluie fine. L’intérieur de l’abri suintait d’humidité et l’air était vicié. La salle de cryptage était tout au fond. J’ôtai ma lourde casquette militaire gorgée d’eau et j’entrai en me courbant pour ne pas me cogner aux poutres. À cause de la forte chaleur de la pièce, j’avais beau essuyer sans cesse mes lunettes, elles se recouvraient continuellement de buée.