Sur la jetée

Chaque matin, ma toilette soigneusement faite, j’allais, je ne sais trop pourquoi, pêcher sur la jetée. Je m’adonnais à la pêche au point de ne plus penser à rien d’autre. Nous n’étions pas encore en pleine guerre du Pacifique, ni proches de sa fin. Elle venait seulement de commencer.

La jetée avançait tout droit dans l’eau bleue de la baie. Seule l’extrémité en béton était surélevée alors que le niveau du chemin de pierres qui y menait était assez bas ; à marée haute il était complètement recouvert par l’eau. Si bien que la jetée ne servait presque à rien. Apparemment, on l’avait laissée inachevée à cause de la pénurie de matériau due à la guerre qui commençait.

C’est pourquoi, aux saisons où l’eau était encore froide, il fallait attendre la marée basse pour traverser et en guetter le retour pour rentrer.

Vers la fin du printemps, quand l’eau devenait bonne, je me mettais en maillot de bain, je prenais mes affaires de pêche et je traversais sans craindre de me mouiller, avec de l’eau jusqu’à la poitrine. Les cigarettes et les allumettes dans le chapeau, je marchais prudemment sans lever les pieds, portant à bout de bras la canne, le panier et la boîte à appâts. La marée cherchait à m’emporter. Au départ les pierres étaient entièrement couvertes d’huîtres ; mais tout le monde venait les décrocher à coups de marteau pour s’en servir comme appât. Partout où elles avaient été arrachées, poussait drue une petite algue bleue très glissante. Même en portant des sandales de paille de riz, il m’arrivait de temps en temps de glisser. C’était alors terrible. Le temps de revenir à mon point de départ en nageant contre la marée, la plupart des appâts s’enfuyaient de la boîte. Si je la gardais en l’air pour les empêcher de se sauver, il me fallait boire copieusement la tasse.

Pour éviter leur fuite et ne pas boire la tasse, le mieux était de faire attention dès le départ à ne pas glisser. On avançait lentement, le corps courbé contre le courant et, longtemps après, on parvenait enfin à l’extrémité de la jetée qui se trouvait trois cents mètres plus loin. Comme elle était sensiblement au-dessus du niveau de la mer, même à marée haute elle n’était pas recouverte par l’eau. Je laissais pendre le panier de pêche dans la mer, posais la boîte à appâts à côté de moi et, assis en tailleur sur le béton, je pêchais. Je sortais de mon chapeau une cigarette que je savourais tranquillement. La fumée se dispersait immédiatement dans la brise marine.

L’extrémité de la jetée devait faire environ cinq mètres de large sur trente de long. Elle était couverte d’une surface en béton aplani. Quand il pleuvait, elle était trempée par la pluie et quand il faisait beau, brûlée par le soleil. À deux kilomètres environ, de l’autre côté de la mer, s’étendait une ville grise. En pleine guerre, cette jetée était le seul endroit tranquille, isolé du monde.

J’aimerais écrire au sujet de ceux qui avaient l’habitude à cette époque de s’y réunir pour pêcher.

Puisque, comme je l’ai déjà écrit, nous allions sur cette jetée même à marée haute, il fallait savoir nager en cas de nécessité. Et aussi être assez robuste. Pourtant, là-bas, exceptés les dimanches et les jours où l’électricité était coupée, il n’y avait presque personne de plus jeune que moi – à cause de la guerre, cela allait de soi. La plupart étaient de mon âge ou plus vieux. De plus, beaucoup avaient l’air plutôt faibles. L’année précédente, j’avais eu un catarrhe pulmonaire[1] et le médecin m’avait ordonné pour ma convalescence de mener une existence paisible. Il ne m’avait pas particulièrement prescrit de m’adonner à la pêche, mais de mon côté je m’étais imaginé que cette activité était tout indiquée pour un convalescent – en plus l’endroit était riche en ozone[2] – c’est pourquoi je m’en étais entiché. Aujourd’hui, à la réflexion, la pêche n’apparaît plus à mes yeux comme une activité à ce point intéressante mais je trouvais sur cette jetée comme une compensation à mon existence quotidienne. Là sans doute résidait son puissant attrait.

Il y avait toujours là quelqu’un en train de pêcher. Personnellement, je ne pratiquais pas la pêche de nuit, mais, le soir, certains taquinaient la daurade. Ce qui fait qu’en gros il y avait du monde vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Même si les membres changeaient petit à petit, ceux qui se rassemblaient là tous les jours finissaient par former naturellement un groupe. J’ai longtemps fréquenté cette bande et pourtant je n’ai jamais deviné quelles pouvaient être leurs professions ou leurs positions sociales. Généralement leurs visages arboraient la même expression et leurs conversations se ressemblaient. Avant d’y aller, chacun se dépouillait pour ainsi dire sur la rive de son être social.

Ensuite, si on cherchait à établir une hiérarchie à l’intérieur du groupe, celle-ci reposait tout entière sur l’habileté dans l’art de la pêche. Dans de tels mondes il en est toujours ainsi. Tout comme dans les clubs de go, de billard, de patinage ceux qui se débrouillent bien sont obscurément objets de respect, sur la jetée, les gars adroits se comportaient de façon plutôt arrogante et les débutants prenaient une attitude réservée. Telle était la tendance. Ça se faisait naturellement, sans qu’on en eût conscience. Mais cette hiérarchie ne se manifestait pas de façon claire. Elle n’était pas seulement une question d’habileté technique ; évidemment, bien des aspects secrets de la psychologie humaine y jouaient un rôle.

De plus, régnait parmi cette bande, bien que de façon vague, quelque chose qu’on aurait pu appeler une sorte d’esprit d’exclusion. Dans les premiers temps, ils ne m’adressaient presque pas la parole. C’est au bout d’un mois que je commençai à discuter avec eux. Au départ, je ressentais à leur égard une étrange hostilité et, autant que possible, je pêchais à l’écart ; un jour, par un caprice de la marée, une série de sébastes de belle taille sont venus mordre au bout de ma ligne l’un après l’autre. À partir de ce jour-là, ils commencèrent à me parler. Puis, on voulut bien de moi dans la bande. Si on y réfléchit, cet esprit d’exclusion n’était rien d’autre qu’un léger sentiment de supériorité. Et moi aussi, une fois admis dans le groupe, je finis par faire mienne cette attitude.

Par exemple, le dimanche, la jetée était pleine de monde. Employés, ouvriers, étudiants et aussi femmes et enfants venaient y profiter de leur jour de congé. Les habitués de la jetée éprouvaient pour eux de l’aversion et les appelaient « les amateurs ». Ce qui fait que le dimanche le groupe des habitués diminuait de moitié. Ils étaient trop fiers pour pêcher avec eux. Ils avaient beau les traiter d’amateurs, j’avais du mal à trouver une telle différence entre ces deux groupes.

Non seulement, aux yeux d’un pêcheur professionnel, les uns et les autres étaient des amateurs, mais il arrivait en fait souvent que ce soient les pêcheurs du dimanche qui attrapent le plus de poissons. À supposer qu’il faille établir entre eux une distinction, elle devait tenir en quelque sorte à une différence de degré dans leur passion pour la pêche. Autre chose : à la différence des habitués, les pêcheurs du dimanche ne se débarrassaient pas même ici de leur être social. Par exemple, ils parlaient à haute voix derrière les gens qui pêchaient, jetaient un regard sans gêne dans le panier à poisson des autres, tout cela sans vergogne. Une telle désinvolture choquait sans doute les habitués. Moi non plus je ne la trouvais pas agréable.

À partir du moment où j’ai commencé à parler avec les habitués, ils m’ont appris beaucoup de choses. Par exemple, pour le fil et les hameçons, dans quel cas il convenait d’employer tel ou tel type de matériel. Ou encore ce qu’il fallait savoir sur les appâts. J’ai appris que, comparés aux arénicoles et aux néréides vendues dans les boutiques de pêche, les vers de roche faisaient de meilleurs appâts et que rien ne valait les coquillages noirs collés sur le bord de la jetée. Et aussi, au cas où j’aurais voulu faire moi-même ma canne à pêche, où poussaient les petits bambous qu’on utilise pour fabriquer des arcs.

Mais, même si on se passionnait pour le matériel et les appâts, tout ce qu’on pouvait pêcher sur cette jetée, ce n’était jamais que du menu fretin. Du sébaste, du mulet, du gobie, du sillago, du bar tout au plus. 

Un jour, comme j’avais épuisé les arénicoles que j’avais apportées, me conformant aux enseignements des habitués, je m’enfonçai aux deux tiers dans la mer pour aller chercher des coquillages noirs. Comme tous ceux qui étaient près de la surface avaient déjà été pris, je dus plonger assez profond. Après plusieurs tentatives, je réussis non sans peine à en attraper enfin une poignée, mais pour remonter sur la jetée, il aurait fallu que quelqu’un me tire. Cependant, tous faisaient semblant de ne pas me voir et d’être profondément absorbés par la pêche ; personne ne faisait mine de venir me donner un coup de main. Dès lors qu’ils feignaient de ne pas me voir, je ne pouvais m’abaisser à implorer leur aide. Passant outre l’interdiction de nager imposée le médecin, je me résignai donc à rejoindre péniblement à la nage la partie basse de la jetée.

Sur le moment, j’étais vraiment en colère, mais en y repensant, on ne peut pas dire qu’ils m’aient maltraité, moi, en particulier. C’était leur manière d’être ordinaire. Elle n’était en rien synonyme d’insensibilité. Les rapports entretenus là par les membres de la bande évoquaient fortement un organisme comme une anémone de mer, uniquement constitué de tentacules et qui se rétracte au moindre contact. De telles relations avaient en un sens quelque chose de très facile, mais aussi de particulièrement insupportable.

Voici ce qui s’est passé.

Ce jour-là, des nuages de couleur menaçante étaient apparus au large et la mer était uniformément sombre. Au sommet des grosses vagues, des embruns blancs se dispersaient avec un grondement sourd. Une chose au moins était sûre : dans une demi-heure ou une heure, il se mettrait à pleuvoir. Mais à ce moment-là sur le côté intérieur de la jetée (là où les vagues ne venaient pas se briser) les poissons affluaient, si bien que personne ne pensait à rentrer. Même si on était trempés par la pluie, comme c’était l’été, ce n’était pas un problème ; de plus, on s’était déjà mouillés pour venir jusqu’à la jetée. Tout le monde, donc, loin d’avoir l’air embêté, montrait les signes d’une euphorie étrange et peu habituelle.

« Il va pleuvoir, hein ?

— Qu’est-ce qu’il fait sombre !

— C’est tout noir au large, pas une voile à l’horizon ! »

Pendant cet échange enjoué, la pêche continuait à un bon rythme. C’est à ce moment-là que mon voisin a lâché :

« Plus de lumière, peut-être. »

« Plus de lumière », ça, il l’avait dit en allemand. Je le dévisageai. Le gars observait en silence son bouchon.

C’était un homme dans la quarantaine ; je ne connaissais bien sûr pas sa profession. Il portait toujours une chemise blanche reprisée et il avait les cheveux en broussaille. Avait-il dit ce qui précède comme ça ou pour que quelqu’un l’entende, je n’en savais rien. Quoi qu’il en soit, ça m’avait mis de mauvaise humeur. Peut-être que j’éprouvais un sentiment de répulsion à ce qu’on introduise sur la jetée des choses étrangères au monde de la pêche. À quoi s’ajoutait un étrange dégoût de soi.

Dans ce drôle de climat incertain qui régnait parmi les habitués, entre faiblesse et couardise, il arrivait parfois qu’une dispute éclate. Pas pour des raisons qui mériteraient d’être mentionnées. Non, c’était pour des riens : par exemple, une ligne empiétait un peu sur le territoire de quelqu’un d’autre, ou alors, ça ne mordait pas parce que quelqu’un avait éternué. À partir de ces incidents insignifiants, soudain les choses se compliquaient et s’envenimaient. Ça prenait rarement le tour d’une vraie dispute, les gens autour calmant le jeu ou, sans même aller jusque là, les choses retombant mollement d’elles-mêmes. Même quand deux gars s’affrontaient ainsi, ni l’un ni l’autre n’avait réellement la volonté de triompher de l’adversaire ; ils avaient plutôt l’air d’enfants qui auraient été les souffre-douleurs de leurs camarades. Cela m’intriguait. Ils étaient tous les deux sur les nerfs, en colère,. Pourtant, ils ne l’étaient pas nécessairement contre l’autre. Ils avaient accumulé en eux, tournée vers un autre objet, indéfini, une colère bizarre qui à cette occasion se déchargeait. Chaque fois que, la querelle apaisée sans avoir mené à rien, je les voyais reprendre leur pose, le dos courbé, alignés, je ressentais un intolérable sentiment de déplaisir, comme si la chose m’eût concerné personnellement ; c’était comme un froid qui m’aurait pénétré jusqu’au cœur. Cette sorte de déplaisir s’accumulait peu à peu en moi au fur et à mesure que je venais sur cette jetée.

Je n’assistai qu’une seule fois à une bagarre.

Un des protagonistes était « Soleil levant ».

« Soleil levant » avait intégré le groupe des habitués après moi ; c’était un homme d’une quarantaine d’années, au teint hâlé. Petit mais large d’épaules, il avait des doigts noueux, malhabiles à manier les hameçons et la gaule. Il avait une allure d’ouvrier d’usine. 

Bien qu’il se comportât d’ordinaire de façon plutôt craintive, étrangement, il y avait quelque chose chez lui d’effronté. Il avait avec lui une petite serviette en coton ornée d’un soleil levant ; il la portait accrochée à sa ceinture ou nouée autour du front. Un cadeau de son usine, sans doute. C’est de là que lui venait son surnom. Sur la jetée, les habitués ne s’appelaient pas par leur nom, mais d’un diminutif ou d’un surnom. Peut-être parce qu’existait l’accord tacite qu’ici, c’était différent du « monde » où l’on appelle les gens par leur patronyme.

Un différend s’était élevé entre ce « Soleil levant » et un gars qu’on appelait « Nami ». À dire vrai, il s’agissait d’une question d’appât. Des adultes en venaient à se disputer pour des appâts.

Ce jour-là, les poissons avaient mangé tous les appâts de « Soleil levant ».

Alors qu’il regardait tout autour de lui, découragé, sur la surface rugueuse du béton, deux néréides rampaient. Profitant de l’occasion, il les avait attrapées et les avait accrochées à son hameçon ; aux dires de « Nami », elles s’étaient échappées de sa boîte à appâts ; il s’en était bien aperçu mais, occupé à pêcher, il pensait les rattraper après, d’autant que des vers, ça ne va pas vite. S’en emparer comme ça, sans rien demander, c’était contraire à l’éthique des pêcheurs.

Nous, nous les regardions en silence, sans dire mot.

Petit à petit, leur dispute commença à se perdre en arguties. Par exemple, au bout de combien de dizaines de centimètres des néréides échappées d’une boîte à appâts cessaient d’appartenir à leur propriétaire. Il va de soi qu’on peut discuter autant qu’on veut d’une telle question sans aboutir à une conclusion.

Comme tout le monde se contentait de regarder sans intervenir pour les arrêter, « Soleil levant » finit par se lever et interpella par bravade l’autre. Provoqué, « Nami » fit de même ; mais, à l’instant, ils semblèrent avoir perdu toute agressivité. L’unique problème parut alors de savoir comment se défaire de façon pas trop artificielle de l’attitude bravache qu’ils avaient prise en se levant. Cependant personne ne s’était encore interposé. On observait.

L’air embêté, les deux échangèrent quelques mots à voix basse en maugréant. Puis « Soleil levant » leva lentement le poing comme pour menacer. Malgré tout « Nami » ne bougea pas et « Soleil levant », acculé, en fut réduit à lui taper vraiment sur la tête. 

Frappé, « Nami » resta quelques instants immobile, bouche bée, puis soudain il attrapa son agresseur par la chemise et le tira sur le côté. « Soleil levant », resté interdit après avoir donné le coup de poing, brusquement poussé sur le côté, chancela puis, perdant l’équilibre, tomba sans difficulté dans la mer, faisant gicler l’eau autour de lui. Visiblement peu doué pour la nage, il se débattait comme quelqu’un qui se noie.

Alors tout le monde s’agita et on tira à grand peine hors de l’eau « Soleil levant » trempé comme un rat. Bizarrement, « Nami », bien que coupable, n’était pas le dernier à s’empresser pour l’aider, lui donnant un coup de main par exemple pour mettre sa chemise à sécher. Puis, sans vraiment échanger de paroles de réconciliation, ils se rabibochèrent vaguement. Le soir venu, quand la chemise fut sèche – alors que toujours on rentrait chacun de son côté –exceptionnellement, ils repartirent ensemble, discutant gaiement en remontant la jetée.

Se dérober par une entente tacite à une protestation légitime ; sacrifier l’essentiel pour éviter les frictions. En voyant ces manières de faire de la bande, l’un des sentiments que j’éprouvais à leur égard commençait enfin à prendre nettement forme. Bien sûr, je me comptais parmi eux. Cela ressemblait beaucoup à ce qu’on ressent, par exemple quand on voit quelque chose de sale sur le bord d’une route.

Ça devait faire environ deux mois que « Soleil levant » venait sur la jetée. Puis, à partir d’un certain jour, on ne l’a plus vu. Des gens bizarres étaient venus l’embarquer.

C’était un beau jour d’automne, un peu après midi, je crois. L’eau de mer se retirant avec la marée descendante venait juste de découvrir, noir, le chemin pavé de pierres qui reliait la jetée à la côte. Sur ce chemin, trois hommes d’allure inhabituelle avançaient vers nous. Quand je dis d’allure inhabituelle, je veux juste dire que ce n’étaient pas des pêcheurs. Sachant qu’ils auraient de la peine à marcher sur les pierres rendues glissantes par les algues, ils enlevèrent leurs chaussures qu’ils prirent à la main et enroulèrent autour de leurs pieds nus une corde. Quand ils furent plus près, on s’aperçut que l’un d’eux était un policier. Ils nous apostrophèrent et grimpèrent sur la jetée.

Les deux hommes qui suivaient étaient robustes, leur visage dégageant une impression d’autorité.

Nous, bien entendu, faisions mine de rien, pêchant, remettant un appât au bout de la ligne.

« …. n’est pas là ? » dit d’une voix forte le policier.

La vue de ce policier en uniforme une corde enroulée autour des pieds avait quelque chose d’étrange.

« Soleil levant » qui était en train de manger des boulettes de riz pour son repas de midi se retourna, surpris, vers le policier.

« C’est toi ! » affirma un des hommes en costume de ville d’un ton autoritaire en le regardant.

« Soleil levant » poussa un petit cri et, on ne sait pourquoi, enfourna dans sa bouche le reste de la boulette de riz.

« Tu vas nous suivre.

— D’accord. »

« Soleil levant », tout en mâchant, allait ranger ses affaires de pêche quand, se ravisant, il les laissa là pour s’avancer vers les hommes. L’un des deux en civil dit :

« Tu peux prendre tes affaires de pêche si tu veux.

— Oh, c’est pas la peine.

— Alors, dépêche-toi ! » intima le policier.

« Soleil levant », la tête basse, continuant à mastiquer, se tenait debout devant lui. Un des deux hommes en civil nous examina et lâcha comme en crachant :

« Dire que malgré tout ce qui se passe ces temps-ci, il y en a qui trouvent l’envie d’aller à la pêche ! »

Détournant les yeux, mais sans cesser de les regarder du coin de l’œil, pas un de nous n’ouvrit la bouche.

Enfin, « Soleil levant », entouré des trois hommes, descendit de la jetée sur le chemin pavé et s’éloigna lentement vers la côte. Cette scène, encore aujourd’hui, reste nettement gravée dans ma mémoire.

J’ignore toujours pourquoi « Soleil levant » se fit embarquer. Lui reprochait-on, alors qu’il était réquisitionné pour travailler en usine, de s’être défilé pour aller à la pêche ? Pas une fois, les habitués n’en discutèrent. Apparemment, à partir du lendemain, ils oublièrent complètement « Soleil levant ».

Les affaires du bonhomme, son panier de pêche abandonné et sa canne, personne n’y toucha. Elles restèrent là durant trois jours, sur la jetée, exposées au soleil. Puis, la nuit suivante, une tempête les balaya dans la mer. Quand on revint le quatrième jour, il n’y avait plus rien.

Août 1954


[1]L’expression médicale « catarrhe pulmonaire » a souvent été utilisée au Japon comme un euphémisme servant à désigner la tuberculose, maladie très répandue dans ce pays durant la première moitié du XXe siècle.

[2]L’absorption d’ozone a été considérée durant la première moitié du XXe siècle comme un moyen de traiter la tuberculose.


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Umezaki Haruo, Tottei ni te, 1954
Traduction Vincent Brancourt

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