Le sabre de bambou #1

I

Depuis que l’homme et ses enfants étaient apparus au coin de la place où l’on faisait parader les chevaux, le jeune garde posté à la porte en bois ne les avait pas quittés des yeux, vaguement intrigué. Pour être plus exact, sans doute aurait-il fallu parler d’une famille au grand complet. Un samouraï d’apparence miteuse marchait en compagnie d’une femme et de deux enfants, qui semblaient se cramponner à lui.

Quand la famille se fut rapprochée du portillon, le garde constata à sa grande surprise que, conformément à l’impression qu’il avait eue en les observant de loin, ses quatre membres étaient très pauvrement vêtus. Sa stupéfaction ne fit que croître lorsqu’il découvrit la beauté de la femme qui semblait être l’épouse, une beauté rare, même dans cette ville fondée autour du château. Indépendamment de sa volonté, sa mâchoire commençait à se décrocher d’admiration mais, s’avisant que le samouraï s’approchait de la porte d’un pas tranquille, il s’adressa à lui en toute hâte :

« Hé ! Auriez-vous l’obligeance de me dire où vous allez ? »

Le garde avait usé d’un langage respectueux car, bien qu’il fût terriblement mal habillé, son interlocuteur était un samouraï portant deux sabres à la ceinture. Il s’était néanmoins exprimé sur un ton sévère.

Sous les remparts où s’ouvrait la porte principale du château du clan Unasaka coulait une rivière aux eaux profondes, qui faisait office de douves. Ce cours d’eau existait déjà auparavant, et au moment de l’édification de la forteresse, il avait été utilisé tel quel, une fois dragué et ses bords renforcés de remblais de pierres. Un pont avait été jeté sur la rivière de près de vingt mètres de large ; avant le pont s’élevait le portillon, tandis que sur l’autre rive, l’imposante porte fortifiée ōtemon[1] se dressait de toute sa hauteur.

En plus de celui qui donnait sur le pont, douze portillons en bois avaient été ménagés tout autour du château. Ceux-ci donnaient sur la première enceinte extérieure. Au fond s’ouvraient la deuxième enceinte puis le donjon ; les murs renfermaient le château et l’armurerie, la poudrière, l’entrepôt à vivres où avaient été dissimulées les céréales destinées aux temps de guerre, les bureaux où l’on gérait les diverses affaires du clan, les écuries… Les habitations des sujets de haut rang se trouvaient dans l’enceinte extérieure, ce qui, du point de vue de la défense du cœur de la citadelle, était judicieux.

Mais bien qu’il s’agît d’une enceinte fortifiée, puisqu’elle était habitée, on ne pouvait empêcher les marchands et artisans de la ville ni les paysans du domaine de s’y rendre. Sans compter les gens qui avaient à faire dans les bureaux. C’était afin de contrôler de telles allées et venues que les portillons avaient été installés.

Ces sortes de guichets étaient ouverts à l’heure du Lièvre (6 heures) et fermés à l’heure du Coq (18 heures) ; mais même durant la journée, excepté les fournisseurs habituels qui n’avaient qu’à se signaler de vive voix et les personnes dont les visites étaient autorisées, les autres devaient présenter au garde un billet portant le sceau du vassal chez qui ils se rendaient ou encore celui des bureaux. À ces fins de vérification, chacun des douze portillons avait été pourvu d’un registre des sceaux.

Si le jeune garde avait instinctivement adopté un ton sévère, c’était parce que, sa méfiance coutumière mise à part, l’allure de ces quatre nouveaux venus qui évoquaient un samouraï et sa famille lui avait vraiment paru suspecte.

L’homme semblait avoir dans les trente-cinq ans. Il portait un kimono noir orné du blason de sa lignée sur le dos et les manches, un hakama[2], une paire de sabres à la ceinture. Cependant ses pieds chaussés de sandales de paille étaient couverts de poussière, le chapeau de bambou qu’il tenait à la main était abîmé et troué en plusieurs endroits. La femme et les enfants portaient eux aussi des vêtements de voyage. Tout dans l’aspect de ces gens proclamait qu’ils étaient venus de fort loin et s’étaient rendus directement à la porte du château. Cela n’aurait eu en soi rien d’exceptionnel si un examen attentif n’avait révélé les innombrables traces de rafistolage que présentaient leurs effets. Même le kimono de cérémonie du samouraï avait été lavé si souvent qu’il en avait déteint, au point que l’on distinguait à peine la forme de son blason.

Pour ne rien arranger, tous les quatre avaient l’air exténués, surtout l’homme qui devait être le père et l’époux. Peut-être avait-il l’estomac fragile, car ses joues étaient creuses, couvertes d’une barbe de plusieurs jours de surcroît, ce qui lui donnait vraiment piètre apparence. Ce n’était guère le genre de personnes dignes de passer par la grande porte. Le jeune garde trouva leur présence déplacée en ces lieux.

« Bien le bonjour, gardien, lança le samouraï en s’avançant, d’une voix plus enjouée que le jeune homme ne s’y était attendu. Je m’appelle Oguro Tanjūrō et je suis un ancien vassal du clan Matsudaira d’Echizen. Je souhaiterais vous demander un petit renseignement.

— De quoi s’agit-il ?

— Y aurait-il dans ce château un homme du nom de Tsuge Hachirōzaemon ?

— Tsuge ?…… »

Les yeux dans le vague, le jeune garde fouilla sa mémoire, ce qui ne lui demanda qu’un instant.

« Oui, il vit ici.

— Il dit qu’il vit ici », répéta le samouraï nommé Oguro en se retournant vers sa famille.

Ses membres fixaient jusqu’alors son dos d’un air inquiet, mais quand ils entendirent la nouvelle, une vive joie se peignit sur leurs visages. Ils se prirent les mains, et sans lâcher celles de la femme, les enfants sautillèrent à deux ou trois reprises, comme s’ils exécutaient une petite danse.

« Messire Tsuge est le commandant des armées du château.

— Vous avez entendu ? Il est commandant des armées, répéta Oguro à l’intention des siens, provoquant la même manifestation d’allégresse.

— Dans ce cas…… reprit le samouraï en se retournant vers le garde. Auriez-vous l’obligeance de me dire où se trouve la demeure de messire Tsuge ?

— Il habite ici, dans l’enceinte extérieure, mais…… » hésita le jeune homme tout en dévisageant Oguro et sa famille d’un air encore plus suspicieux. Pardonnez mon indiscrétion, mais seriez-vous une connaissance de messire Tsuge ?

— Pas du tout, je ne l’ai jamais rencontré. Seulement…… »

Oguro fouilla précipitamment l’encolure de son kimono. Il en tira quatre ou cinq enveloppes qui semblaient renfermer des lettres, liées ensemble par une ficelle de papier. Le samouraï se lécha un doigt et feuilleta cette liasse jusqu’à ce qu’il trouve une enveloppe qui portait le nom « Tsuge Hachirōzaemon » tracé en gros caractères audacieux. Il l’ouvrit et fourra la lettre qu’elle contenait sous le nez du garde.

« Comme vous pouvez le voir, je suis porteur d’une lettre de recommandation à son adresse. »

Le garde savait lire, il parcourut rapidement le texte de bout en bout.

« Je vois, dit-il ensuite. Ainsi vous cherchez un nouveau maître à servir ?

— C’est exact. »

Hochant la tête, le garde détailla une nouvelle fois Oguro, avant de contempler la femme et les enfants derrière lui. La mémoire lui revenait, à présent. Environ un mois plus tôt, le domaine avait lancé une campagne de recrutement et, sans que l’on sache comment la rumeur en était parvenue jusqu’à eux, des hommes qui avaient sensiblement la même dégaine que celui qu’il avait sous les yeux n’avaient cessé d’aller et venir par cette porte en montrant leur lettre de recommandation.

Néanmoins, c’était au mois de juillet, lorsqu’il faisait encore chaud. Voilà belle lurette que cette campagne de recrutement devait être close. C’est ce que se dit le garde, mais il hésita à livrer ses conclusions aux quatre personnes qui se tenaient devant lui.

C’est alors qu’Oguro prit la parole.

« Je suis rônin[3] depuis bien longtemps. Ma famille et moi étions hébergés chez une connaissance de la région d’Aizu[4] quand nous avons appris que votre clan recrutait des samouraïs, voilà pourquoi nous sommes venus de si loin. Par chance, cette connaissance se trouve être un bon ami de messire Tsuge.

— …………

— En tout cas, me voilà rassuré. Apparemment, même notre ami d’Aizu ignorait que messire Tsuge occupait une fonction si importante que commandant des armées.

— Passez, je vous en prie », dit le garde.

Puis, voyant qu’Oguro s’apprêtait à ranger la lettre de recommandation, il ajouta :

« Je pense que vous feriez mieux de montrer aussi cette lettre aux gardes de la porte principale. »

Il se doutait bien que l’allure des quatre visiteurs n’allait pas manquer d’éveiller la méfiance de ses homologues postés à la majestueuse ōtemon.

Tandis que le jeune homme regardait Oguro et les siens traverser le pont d’un pas guilleret, un samouraï sortit du corps de garde contigu au portillon.

« Hashimoto ! Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’enquit-il.

Vêtu avec soin d’un haori et d’un hakama, il s’agissait manifestement du supérieur du jeune garde Hashimoto. Sa voix était chargée d’une hilarité qu’il était incapable de contenir.

« Il y a vraiment de drôles d’oiseaux ! Le recrutement est terminé. J’ai entendu dire qu’on avait engagé cinq hommes.

— Ah oui ? C’est ce que je pensais, mais comme il me faisait un peu pitié, je n’ai pas eu le cœur de le lui dire.

— Bah, peu importe. Il l’apprendra bien assez tôt en se rendant chez messire Tsuge. »


[Épisode suivant]


[1] Ōtemon : première porte extérieure ou porte principale d’un château.

[2] Hakama : pantalon large de cérémonie, porté également dans certains arts martiaux.

[3] Rônin : dans le Japon féodal, ce terme désigne un samouraï sans maître, errant souvent comme un vagabond. 

[4] Aizu : zone située à l’ouest de la préfecture de Fukushima. À l’époque Edo, c’était le domaine féodal du clan Matsudaira. 


Fujisawa Shūhei, Takemitsu shimatsu, 1976
Traduction Sophie Bescond

© Nobuko Endo 1976
Japanese edition published by SHINCHOSHA Publishing Co., Ltd.

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