Le sabre de bambou #2

II

Néanmoins, ce jour-là, Oguro Tanjurō ne put rencontrer le commandant. Tsuge Hachirōzaemon s’était absenté pour une affaire officielle.

À leur arrivée à sa résidence, Oguro et sa famille furent d’abord accueillis par un jeune samouraï qui faisait office de valet. Quand il vit leurs vêtements défraîchis, ce dernier ne se gêna pas pour les toiser d’un regard incrédule et, après n’avoir prêté qu’une oreille distraite aux salutations cérémonieuses de Tanjurō, il finit par se retirer. À sa place apparut une femme distinguée aux joues rebondies d’environ quarante-cinq ans, qui n’était autre que l’épouse de Tsuge.

Comme on pouvait s’y attendre, elle fit également une drôle de tête à la vue des quatre visiteurs, mais cela ne dura qu’un instant, et ce fut avec un doux sourire aux lèvres qu’elle écouta Tanjurō se présenter et parcourut la lettre de recommandation qu’il lui remit.

« Je vois, dit-elle. Malheureusement, vous êtes arrivé à un mauvais moment.

— Ah ?

— Mon mari est absent, il ne rentrera pas avant quatre ou cinq jours……

— Quatre ou cinq jours ? » répéta Tanjurō d’une voix gémissante. Son visage mal rasé se déforma, et pendant un moment, l’épouse du commandant crut qu’il allait fondre en larmes.

Elle devina que cette famille était venue en plaçant tous ses espoirs en Hachirōzaemon. Il suffisait de contempler leurs vêtements rapiécés de toute part pour s’en convaincre. Le cœur de l’épouse s’émut de compassion. Le nom de l’entremetteur, Katayanagi Zusho, qui travaillait pour la famille Katō du clan d’Aizu, ne lui disait rien. Il lui était également impossible de deviner si cette lettre en sa faveur serait suffisante pour que Tanjurō obtienne un poste. L’individu qui se tenait devant elle, drapé dans ses haillons, avait néanmoins des antécédents respectables. La lettre de recommandation disait qu’il avait servi le seigneur Hiraiwa Kazue-no-kami[1] Chikayoshi, daimyō d’Inuyama et vassal héréditaire des Tokugawa. Après la dissolution du clan Hiraiwa, Chikayoshi étant décédé sans héritier, Tanjurō avait alors travaillé pour les Matsudaira d’Echizen. Mais indépendamment des références de l’homme, comment ne pas s’émouvoir à la vue de la femme et des enfants qui se tenaient derrière lui ?

L’épouse d’Oguro ne semblait guère avoir plus de vingt ans. De constitution gracile, elle était jolie comme une petite fille. Ses enfants, deux sœurs dont l’aînée devait avoir cinq ou six ans et la cadette à peu près trois ans, tournaient vers leur hôtesse un regard intelligent, sans paraître avoir honte de leur mise modeste.

« Mon mari est allé au château de Konuma pour le service du clan, mais il rentrera certainement dans quatre ou cinq jours. Pouvez-vous attendre jusque là ? »

La ville de Konuma se trouvait au nord-ouest de celle d’Unasaka, à environ quarante kilomètres en longeant la côte. Il y avait là l’un des châteaux auxiliaires du domaine, le Kaionji, placé sous la responsabilité d’un intendant.

« Oui, naturellement. Nous reviendrons quand votre époux sera de retour.

— Savez-vous où loger ?

— Non, nous n’avons pas encore d’idée précise, mais nous allons nous mettre en quête d’une auberge convenable.

— Pourquoi ne pas plutôt loger ici ? Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je serais ravie de vous héberger.

— Oh non, il est hors de question que nous nous imposions de la sorte, refusa précipitamment Tanjurō en agitant les mains. Nous sommes venus demander une faveur en faisant jouer nos relations. Nous ne pouvons avoir l’impudence de profiter de vos bontés.

— Dans ce cas, vous devez me promettre de revenir. Quand mon mari sera rentré, je lui glisserai moi aussi un mot en votre faveur.

— Nous vous sommes très reconnaissants. Nous nous en remettons à vous. »

Après que Tanjurō se fut incliné, ses trois compagnes l’imitèrent et saluèrent à leur tour poliment.

« Ensuite, si ce n’est pas abuser…… »

L’épouse de Tsuge pensait que le samouraï allait prendre congé, mais ce dernier reprit la parole sur un ton quelque peu confus.

« Pourrais-je vous demander de me rendre la lettre de messire Katayanagi que je vous ai montrée tout à l’heure ?

— Bien sûr ! »

Sur ces mots, l’épouse du capitaine lui tendit la missive qui reposait sur ses genoux. Un léger étonnement se peignit cependant sur son visage.

« Mais n’est-elle pas destinée à mon mari, de toute façon ?

— Si, mais, comment dire…… »

Tanjurô porta la main à sa tête en signe d’embarras.

« Pour moi, cette lettre possède une importance particulière.

— Oh, vraiment ? »

L’épouse saisit alors ce qui avait motivé la requête de Tanjurō : pour les membres de cette famille, cette lettre s’avérait plus précieuse que leur propre vie. Dans sa satisfaction d’être parvenue à le comprendre, elle sentit redoubler en elle ce sentiment qui tenait à la fois de la sympathie et de la compassion que lui inspiraient ses visiteurs.

« S’il vous plaît, un instant, lança-t-elle dans le dos de Tanjurō et des siens comme ces derniers s’apprêtaient à partir. Si jamais vous ne trouvez pas d’auberge convenable, allez au Tokiwaya à Yayoi. Mon mari est très connu dans cette auberge, alors je suis sûre que vous y serez bien traités.

— Nous vous sommes très reconnaissants de vos bontés.

— Ah, et j’ai failli oublier quelque chose d’important. »

D’un geste, l’épouse invita Tanjurō et ses compagnes à revenir dans le hall d’entrée, avant de disparaître précipitamment dans les profondeurs de l’habitation. Quand elle revint, elle tenait à la main une lettre ainsi qu’un ballot enveloppé dans un carré de tissu.

« Je sais que c’est un peu cavalier de ma part, mais j’ai emballé quelques vieux vêtements pour vous. Quant à ceci, il vous suffira de le montrer aux gardes à la porte la prochaine fois que vous viendrez. »

À en juger par l’apparence de Tanjurō, l’épouse de Tsuge s’était dit qu’il pourrait avoir des difficultés à pénétrer dans l’enceinte du château. Elle lui remit donc un billet sur lequel elle avait écrit quelques lignes et apposé son sceau.

Après l’avoir remerciée, le samouraï et les siens quittèrent la demeure. De là, tous quatre passèrent la grande porte fortifiée, avançant en silence jusqu’à ce qu’ils eurent franchi le portillon qui lui faisait face.

Quand ils atteignirent la place où l’on faisait parader les chevaux, Tanjurō s’arrêta. Regardant derrière lui, il vit que le garde posté à la porte qu’ils venaient de passer les fixait, son bâton fermement planté dans le sol.

« Bon, qu’allons-nous faire, à présent ? demanda le samouraï, détournant les yeux du garde pour se tourner pour la première fois vers son épouse tandis que ses enfants scrutaient son visage d’un air anxieux.

— J’avais pensé que si nous parvenions à rencontrer messire Tsuge, tous nos problèmes seraient résolus. Seulement, en son absence, nous ne sommes pas plus avancés.

— Nous voilà du moins assurés qu’il existe et nous savons même à présent qu’il est commandant des armées du château. Nous n’avons donc plus à nous inquiéter, déclara son épouse Tami comme pour le réconforter, tenant à la main le paquet enveloppé de tissu que la femme de Tsuge lui avait donné. Il suffit juste de patienter quatre ou cinq jours !

— Mais de quoi allons-nous vivre, pendant ce temps-là ? » répliqua gravement Tanjurō.

Comme si elle venait brusquement de réaliser la précarité de leur situation, Tami baissa la tête. La veille au soir, lorsqu’ils avaient pénétré à l’intérieur du domaine d’Unasaka, ils étaient descendus dans une auberge du nom d’Eguchi. Là, ils avaient dépensé tout ce qui restait des maigres fonds dont ils disposaient pour leur voyage. Ils n’avaient même plus assez d’argent pour se faire confectionner des boulettes de riz à emporter pour leur déjeuner. Alors, Tami avait tendu au propriétaire de l’auberge le dernier objet qu’elle avait conservé précieusement, un peigne décoratif.

« Est-ce qu’il nous reste des boules de riz ? » demanda Tanjurō sur un ton où subsistait une once d’espoir.

Car si seulement ils disposaient d’un peu de nourriture, il s’était dit soudain qu’ils pourraient toujours camper sous l’avant-toit d’un sanctuaire, ne serait-ce qu’une seule nuit.

C’était la deuxième fois que Tanjurō se retrouvait rônin. La première fois, c’était quand Hiraiwa Kazue-no-kami Chikayoshi, le daimyō qu’il servait depuis l’époque de son père, était mort, le dernier jour du mois de décembre de la seizième année de l’ère Keichō (1611), entraînant la dissolution d’un clan au revenu annuel de cent vingt-trois mille boisseaux de riz. Hiraiwa avait bien un fils du nom de Chikamoto Shichinosuke, mais comme sa mère était la fille de Ōtani-Gyōbu[2] Yoshitaka, qui avait pris parti pour l’armée de l’ouest lors de la bataille de Sekigahara, il ne l’avait pas officiellement reconnu comme héritier par crainte de s’attirer l’hostilité du nouveau gouvernement. Le shogun Tokugawa Ieyasu avait alors fait de son septième fils Matsuchiyo l’héritier adoptif de Hiraiwa. Hélas, l’enfant était décédé en l’an 4 de l’ère Keichō (1599) à l’âge de six ans, et comme le vieux seigneur ne s’était pas choisi d’autre fils adoptif par la suite, après sa mort, le nom de sa famille s’était éteint.

Tanjurō avait alors vingt ans ; ensuite, il était resté rônin pendant trois ans. Son père était déjà décédé et il se donnait beaucoup de mal pour entretenir sa vieille mère ainsi qu’une petite fille, une orpheline de sa parentèle, qui lui avait été confiée. Cette fillette âgée alors de dix ans n’était autre que Tami, celle qui partageait désormais sa vie en tant qu’épouse. Quand elle n’avait que quatre ans, son père et sa mère, qui servaient eux aussi le clan Hiraiwa, étaient morts successivement de maladie. Comme elle n’avait plus personne, l’orpheline avait été élevée chez les Oguro, ses parents les plus proches.

Supportant la charge de sa mère âgée et de Tami, Tanjurō avait parcouru le pays trois années durant à la recherche d’un nouveau maître. Mais, grâce aux bons offices d’un homme qui travaillait lui aussi jadis pour les Hiraiwa, il était parvenu à entrer au service de Yoshida Shurinosuke Yoshihiro, chef vassal du clan Matsudaira d’Echizen. C’était en l’an 19 de l’ère Keichō (1614), lors de la campagne d’hiver du siège d’Ōsaka. Il avait eu la chance que les Yoshida recherchaient des hommes avant de partir à la guerre.

Le fondateur du clan Matsudaira d’Echizen, Matsudaira Hideyasu (également connu sous le nom de Yūki Hideyasu), s’était rallié au daimyō d’Echizen en l’an 5 de l’ère Keichō (1600). Il appartenait à l’origine au clan Yūki, de la province de Shimōsa. Les cinq cent soixante-neuf mille boisseaux de riz que lui rapportait désormais Echizen étaient venus s’ajouter aux cent un mille de son ancien domaine Yūki, ce qui avait fait de lui un grand gouverneur à six cent soixante-dix mille boisseaux de revenu annuel. Mais en même temps qu’il intégrait cet autre clan, il avait donné des terres en partage à chacun de ses vassaux. Yoshida Shurinosuke avait reçu à cette occasion une province à quatorze mille boisseaux ; en plus d’être inféodé au clan Matsudaira, il était lui-même un petit seigneur.

Mais lors de la campagne d’été du siège d’Ōsaka l’année suivante, guerre à laquelle Tanjurō avait lui aussi participé, Yoshida s’était suicidé au campement le 7 mai, jour de la dernière bataille sanglante. Après avoir conseillé au daimyō Matsudaira Tadanao de devancer l’ennemi par ruse en attaquant avant l’aube le lendemain 8 mai, quitte pour cela à enfreindre les règles de la stratégie militaire, Yoshida avait pris sur lui l’entière responsabilité de cette transgression et s’était donné la mort. Ensuite, vu la situation de la famille Yoshida, Tanjurō avait servi Nagami Uemon-no-suke, également vassal du clan Matsudaira.

Au moment où Tanjurō était passé de la maison Yoshida à la sienne, Nagami Uemon-no-suke était un jeune seigneur de neuf ans. Il possédait néanmoins un domaine qui lui rapportait quinze mille trois cent cinquante boisseaux de riz de revenu et appartenait à l’une des familles les plus illustres du clan, à l’égal de Honda Tomimasa, seigneur de la province d’Izu et conseiller principal du daimyō. Les grands-parents de Nagami étaient apparentés au shogun Tokugawa Ieyasu. Son père, qui avait porté lui aussi le prénom de Uemon-no-suke, s’était suicidé alors qu’il n’avait que vingt-quatre ans, à la mort de son maître, l’ancien daimyō Matsudaira Hideyasu, décédé de maladie en la douzième année de l’ère Keichō (1607). Après ce drame, des vassaux de confiance s’étaient réunis autour de l’enfant et ils avaient protégé la maison Nagami, tout en soutenant leur jeune seigneur.

La deuxième année de son entrée au service des Nagami, Tanjurō épousa Tami, qui avait alors seize ans. Trois ans plus tard, sa mère âgée et fragile mourut. L’année suivante, sa première fille naquit, comme pour remplacer la défunte. À cette époque, Tanjurō avait le sentiment qu’il finirait ses jours sur la terre d’Echizen. Le salaire que lui versait la famille Nagami se montait à trente boisseaux de riz, sans comparaison avec les cent quatre-vingt boisseaux qu’il recevait lorsqu’il servait les Matsudaira ; pourtant, ni Tanjurō ni sa femme Tami ne le trouvaient insuffisant. Tout ce qui leur importait, c’était de ne pas se retrouver une seconde fois sans ressources.

Ils avaient bien sûr entendu les rumeurs qui évoquaient la vie désordonnée du daimyō Tadanao. Seulement, jamais il ne leur serait venu à l’esprit que cela affecterait un jour leur propre existence.

Ce jour-là arriva d’une façon aussi brutale qu’inattendue. Lors du second siège d’Ōsaka, Tadanao avait accompli de telles prouesses que Ieyasu l’avait porté aux nues, allant jusqu’à le qualifier de Hankai[3] japonais. Mais environ deux ans après la guerre, son épouse légitime et troisième fille du général Hidetaka, la princesse Ocha[4], s’était sauvée de leur château de Fukui à Kitanishō pour courir se réfugier à Edo, emmenant avec elle leur fils aîné Senchiyomaru[5]. À partir de cette affaire, Tadanao s’était mis peu à peu à afficher une conduite scandaleuse. Ocha et lui étaient tous les deux des petits-enfants du shogun Ieyasu, la princesse avait épousé son cousin à l’âge de onze ans. À quinze ans, elle avait donné le jour à leur fils Senchiyomaru, mais le fait que la mère et l’enfant se soient sauvés à Edo prouvait que la brouille entre les époux était alors définitive, au point que le bruit avait couru que Tadanao avait tenté de les assassiner. Après cela, Tadanao avait nommé à un poste important Oyamada Tamon, celui qui plus tard se verrait affublé de l’épithète méprisant de plus grand flagorneur de tout le Japon et, flanqué jour et nuit de sa concubine favorite, Ikkoku Gozen, il avait commencé à s’adonner à des passe-temps étrangement cruels.

Comme Ikkoku aimait voir donner la mort, convoquant des condamnés à la peine capitale sur l’esplanade de sable blanc devant la salle d’audience en bois de cyprès du château, il les faisait décapiter en sa présence. Mais quand tous ceux qui devaient subir la peine de mort avaient été exécutés, il faisait abattre les gens condamnés pour des délits mineurs, pour finir par s’en prendre à des pages innocents de tout crime : il leur confiait des tâches impossibles et, s’ils ne se pliaient pas à ses exigences, il les tuait de sa propre main, cherchant ainsi à plaire à Ikkoku. Plaçant un gros bloc de moxa sur le ventre d’un page, il y mettait le feu et regardait sa victime crier en pleurant de douleur tandis qu’il attisait les flammes. Il s’amusait aussi à en précipiter du haut d’une tour du château.

À la même époque, Oyamada Tamon, le perfide courtisan, invita Tadanao et Ikkoku à festoyer en sa demeure. Ce roi des flatteurs avait ce jour-là exposé des têtes coupées aux quatre coins de son jardin visible depuis le salon, idée qui lui avait valu les félicitations de ses deux invités. Pire, Tamon avait écrasé dans un grand mortier une prisonnière enceinte, de la même manière qu’on passe le riz cuit au pilon pour en faire des mochi, devant son seigneur et la favorite, provoquant leur joie en faisant sortir le fœtus.

Ce fut en l’an 8 de l’ère Genna (1622) que ce même Tadanao ordonna à Nagami Uemon-no-suke de lui offrir sa mère comme concubine, soit la sixième année de l’entrée en service de Tanjurō chez les Nagami. Après le suicide de son époux, la mère de Uemon-no-suke était restée fidèle à sa mémoire, menant une vie chaste et solitaire. Elle était pourtant réputée pour sa beauté et, puisqu’elle n’avait mis au monde qu’un seul enfant, le corps de cette veuve qui venait à peine de dépasser les trente ans avait conservé la fraîcheur de la jeunesse. Ce qui avait éveillé l’intérêt de Tadanao.

Uemon-no-suke, âgé de seize ans, refusa immédiatement et se retrancha dans sa résidence, où il avait rassemblé ses vassaux et ses soutiens. Pendant ces troubles, sa mère se rasa la tête et se fit bonzesse. Découvrant que Tadanao était monté au premier étage de la fauconnerie afin de contempler le siège, Uemon-no-suke fit tirer au canon dans sa direction, mais le boulet n’atteignit pas sa cible. Finalement, le jour du Nouvel An arriva. Profitant du fait que le jeune homme avait renvoyé ses vassaux chez eux pour les célébrations, Tadanao donna l’assaut. Voyant sa demeure envahie par l’armée adverse, Uemon-no-suke y mit le feu avant de se faire seppuku.

Quand Oguro Tanjurō, pendant qu’il se battait furieusement contre les soldats ennemis, apprit que son seigneur s’était suicidé, il se faufila sous les cris de guerre triomphants et les étincelles et s’enfuit de la résidence. Emmenant sa femme et son enfant, il partit pour un second voyage d’errances. La quête de ce nouveau maître qui l’attendait peut-être quelque part était longue, elle entrait déjà dans sa cinquième année. Entretemps, son deuxième enfant était né.

Au cours de ces vagabondages sans fin, lui et les siens s’étaient bien malgré eux habitués à voyager. Ils avaient également fini par ne plus se soucier outre mesure des regards moqueurs provoqués par leurs vêtements pauvres. Il leur suffisait d’avoir de quoi manger et ils se contentaient de dormir sous l’avant-toit d’une maison. Pour acheter de quoi confectionner un repas, Tanjurō coupait du bois dans les auberges ; si en chemin ils tombaient sur une route en construction, il se mêlait aux ouvriers et leur donnait un coup de main.

Voilà pourquoi le samouraï s’était dit que si seulement il leur restait de la nourriture, ils pourraient tenir une nuit de plus. Malheureusement, son épouse mit un terme à ses espoirs d’un air désolé.

« Il restait trois boulettes de riz, mais les filles et moi les avons mangées tout à l’heure, quand nous nous sommes arrêtés pour nous reposer au bord du chemin en haut de la colline ».

Humph ! Elles ont donc mangé pendant que je somnolais, songea Tanjurō mécontent.

Bien que minces, Tami et les deux fillettes étaient dotées d’un appétit surprenant. Surtout Ito, qui allait avoir trois ans et mangeait autant que sa grande sœur Matsue.

« Tant pis. Eh bien, si nous allions voir cette auberge qui nous a été recommandée ? suggéra Tanjurō.

— Mais, mon bien-aimé, et l’argent ?……

— Ne t’en fais pas pour ça, j’ai une petite idée. »

Il était fort possible que les gens de l’auberge les considèrent avec défiance, vu leur allure à tous les quatre. Cela leur était arrivé maintes fois jusqu’ici, ce qui les avait contraints à payer d’avance. Aujourd’hui, il n’avait pas d’argent. Mais dans son kimono, il avait la lettre de recommandation adressée à Tsuge Hachirōzaemon par Katayanagi Zusho du clan d’Aizu. Cet écrit prouvait qui il était. Le patron de l’auberge n’allait tout de même pas fermer la porte au nez à un homme venu rendre visite au commandant des armées du château. Et s’ils parvenaient à entrer, l’affaire serait dans le sac, se disait le samouraï. C’était parce qu’il avait réfléchi à cela qu’il avait repris la lettre de recommandation à l’épouse de Tsuge.

« Ah oui ? Te connaissant, je me doutais bien que tu avais une idée derrière la tête », répondit Tami.

Jamais elle n’avait douté de Tanjurō. Elle plaçait en son époux une confiance totale et inébranlable. Car pendant ces années d’errance et de chômage, même s’il lui était arrivé de s’engager dans des entreprises aussi risquées qu’incertaines, pas une fois le samouraï n’avait laissé sa femme et ses enfants souffrir de la faim.

Tout en demandant son chemin aux gens qu’elle croisait, la famille arriva devant le Tokiwaya, cette auberge de Yayoi dont leur avait parlé la femme de Tsuge. Tous quatre s’arrêtèrent cependant à quelque distance, sans s’approcher de la porte.

Le Tokiwaya était une grande auberge dotée d’un portail somptueux digne d’une demeure de samouraï ainsi que d’une entrée profonde. Des gens ne cessaient d’y pénétrer et d’en sortir, parmi eux certains étaient même en costume de voyage, néanmoins personne n’arborait un aspect aussi miteux que Tanjurō et les siens. Une domestique accourut au-dehors, et à peine eut-elle allumé les lanternes accrochées aux piliers de la porte qu’elle disparut aussi vite qu’elle était venue, faisant claquer bruyamment ses geta[6]. Il s’agissait manifestement d’un établissement prospère. Les caractères des mots « Auberge » et « Tokiwaya » se découpaient sur le chemin qu’une lumière ténue éclairait encore, écrits séparément sur les deux lanternes suspendues.

« Cela ne fera pas l’affaire. Cherchons une auberge plus modeste. »

Et sur ces paroles prononcées faiblement, Tanjurō se mit en route. Les bruits de pas de trois personnes le suivirent.


[Épisode suivant]


[1] Kazue-no-kami : titre de cour de l’ancien Japon, « chef du bureau de la comptabilité ».

[2] Gyôbu : titre de cour de l’ancien Japon, « ministre de la justice ».

[3] Général Hankai ou Fan Kuai en chinois (242-189 avant JC) : figure éminente de la guerre Chu-Han (206-202 avant JC), durant laquelle le fondateur de la dynastie Han, Liu Bang, et son rival Xiang Yu se sont affrontés pour la suprématie sur la Chine.

[4] Ocha : autre nom de la princesse Katsu (1601-1672).

[5] Senchiyomaru : nom d’enfance de Mitsunaga Matsudaira (1616-1707).

[6] Geta : socques de bois avec deux lanières en V.


Fujisawa Shūhei, Takemitsu shimatsu, 1976
Traduction Sophie Bescond

© Nobuko Endo 1976
Japanese edition published by SHINCHOSHA Publishing Co., Ltd.

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