NEET

J’étais d’une humeur massacrante, à cause de ma carie du bas, au fond à droite, sans compter le mouron que tu me causais. J’allais et venais devant le miroir pour voir si ma joue n’était pas trop enflée et je n’arrêtais pas de penser à toi. Que tu n’arriverais jamais à rien et qu’il ne fallait pas compter sur toi pour quoi que ce soit, je le savais, ça oui, mais j’ignorais que tu étais dans la gêne à ce point. C’est précisément le fait de ne pas l’avoir su plus tôt qui me mettait en rogne.

Ce n’est pas qu’on n’avait plus aucun contact, pourtant. Il t’arrivait encore une fois tous les trente-six du mois de m’envoyer un mail, pour m’informer que tu étais toujours vivant et que tu avais vu l’un de mes livres à la librairie, par exemple. Et je te répondais un truc bateau du genre : « On pourrait boire un verre un de ces jours… », alors qu’évidemment je n’avais pasla moindre intention de me taper soixante-quinze bornes jusqu’à Tōgane, pas plus que toi en sens inverse.

C’est peut-être bien à cause de cette rage de dents que j’ai repensé à toi. La dernière fois qu’on s’était vus aussi j’avais mal aux dents, c’est pour ça. Voilà, ça fait deux ans.

Ça faisait longtemps que je n’avais pas accédé à ton site. Sur la première page, je suis tombée sur un lien vers une nouvelle adresse. Un blog d’introverti asocial pur jus tout à fait dans ton genre, il fallait s’en douter. Puisque je ne tenais pas l’adresse directement de toi, il n’est pas impossible que j’aie ri dans ma barbe devant mon ordinateur, avec cette impression de m’immiscer chez quelqu’un pour jeter un coup d’œil indiscret. Pourtant, tout ce que j’ai lu là montrait la précarité de ta vie actuelle. Tout était vrai, j’en suis certaine. D’abord, parce que quand tu mentais sur Internet, c’était drôle, alors que ces chroniques-là, elles se voulaient certes amusantes, mais elles parlaient de choses tellement sordides qu’il n’y avait vraiment pas de quoi rire. Tu passais toutes tes journées enfermé dans ta chambre, dans la peur des recouvreurs de dettes d’un côté, des relances de factures d’eau et d’électricité de l’autre. Trois repas par semaine. Le premier : un pot de nouilles rāmen instantanées basiques sans la moindre garniture. Les deux autres : riz cantonais, plus exactement, du riz sauté assaisonné aux épices en poudre. Les jours sans nourriture : eau du robinet. Il te restait encore un peu de thé pas cher. Ça faisait belle lurette que tu n’avais plus de cigarettes, en revanche. Tu avais même fumé tous tes mégots. Le jour où je suis allée sur ton site, la totalité de ta fortune avait percé le plancher des trois mille yens. Tu craignais qu’on te coupe l’électricité. Je n’irai peut-être pas jusqu’à dire que tu devais penser au suicide, mais quand je me suis rendu compte que tu n’avais même pas jugé utile de me dire ce qui t’arrivait – tu ne me devais rien, je sais – j’en ai quand même eu les larmes aux yeux. Et ces derniers jours, je ne cessais de penser à toi comme si j’étais amoureuse. J’imaginais une vie un tant soit peu meilleure que ton existence actuelle.

Tu n’avais plus aucun droit, tu n’étais pas malade mais tu ne travaillais pas et n’avais aucune intention de travailler. Bref, tu étais ce qu’on appelle en anglais unNEET : Not in Employment, Education or Training (sans emploi, études ni formation). Tu savais que tu ne pouvais compter sur aucune aide sociale et tu n’osais demander de soutien à quiconque. Je ne devrais pas dire ça, mais je trouve que l’étiquette NEET te va comme un gant. Nettement mieux que le costume cravate, en tout cas.

Quand je t’ai connu, tu habitais encore Tokyo. Tu étais épuisé, mais tu travaillais de ton mieux dans une petite société. Moi, j’étais au chômage, et j’écrivais un roman dans l’espoir de gagner un prix. J’espérais commencer une carrière d’écrivaine, bien sûr, mais surtout j’écrivais parce que j’en avais envie, et je vivais selon mes envies, tout simplement. Le mot n’existait pas à l’époque, mais c’était moi la NEET. Je payais le loyer avec l’argent de mes parents alors que je ne rentrais même pas les voir au pays et, de temps en temps, j’allais boire un verre de saké âcre dans un bistrot crasseux mais pas cher. C’est là que je t’ai rencontré. Et dans cette gargote envahie de poussière, nous avons passé en revue tous les sujets, des techniques au pieu à la conjoncture internationale. Tu en savais un peu sur plein de sujets, et par-dessus tout tu aimais tout critiquer.

Coucher avec toi ne fut pas du tout désagréable. Sauf erreur, c’est moi qui suis allée chez toi la première fois, puis les allers-retours ont été assez fréquents, et si l’un des deux s’endormait tout de suite, l’autre ne se formalisait pas. Je pensais que j’étais amoureuse, même maintenant, d’ailleurs, je t’aime toujours, mais pour le sexe, c’était juste parce que nous nous trouvions par hasard dans la même chambre et que nous n’étions pas trop à cheval sur les principes, pas plus. De fait, cela n’avait aucune importance. Enfin, je veux dire, « ça n’a aucune importance », s’agissant d’une relation avec une personne, c’est de la dernière goujaterie, bien sûr, mais y a-t-il quelque chose ici-bas qui ait la moindre importance ? C’était ta philosophie, d’ailleurs.

Ça n’a pas duré longtemps. Ton employeur s’est trouvé en difficulté, tu as choisi de démissionner pendant qu’il avait encore les moyens de te payer ton indemnité de départ et, plus ou moins au même moment, tu as déménagé dans un appartement bon marché à Tōgane, dans la grande banlieue de Chiba. En même temps que tu quittais ton emploi, tu as tiré un trait sur tous tes loisirs, les bagnoles, les courses de chevaux, le cinoche, et tu t’es concentré sur l’hibernation sociale. Je ne sais pas ce qui s’est passé précisément, mais ce qui est sûr c’est que tu as perdu toute volonté de travailler. Tu as commencé à demander de l’argent à tes parents. Pas seulement à tes parents, je suppose. Tu as fini par trouver le chemin des prêts à la consommation. La seule chose que tu n’as pas coupée, c’est Internet. Les mises à jour de ton blog sont rares, mais, bon gré mal gré, tu continues.

Si encore tu avais eu un rêve d’avenir, la société se serait peut-être montrée indulgente avec toi. Par exemple, moi, avec mon rêve de devenir écrivaine, je peux dire qu’elle a été plutôt sympa. Et pas seulement la société. Je peux être très généreuse avec moi-même, et me passer beaucoup de choses. Mais tu me rirais sûrement au nez si je parlais de rêves d’avenir.

Tu es encore dans la vingtaine, mais tout juste. Tu as pour ainsi dire abandonné l’idée de vivre. Tu es devenu un invisible social, ton blog mis à part. En ce qui me concerne, je ne souhaite pas particulièrement ton retour à la vie sociale. Je n’ai aucune responsabilité vis-à-vis de toi, ni le moindre droit à te faire la leçon. Évidemment, c’est réciproque. Je déteste le mot, mais de ce point de vue, nous sommes parfaitement égaux.

N’empêche, moi, cette « égalité », j’ai décidé de la foutre en l’air.

Je suis sur mon petit nuage. Je suis publiée, à présent et, avec l’amélioration de ma vie matérielle, j’ai totalement oublié mon passé. Je me demande bien pourquoi. J’ai vécu des choses bien aussi, mais j’ai l’impression que si j’y pense encore, je n’arriverai jamais à faire mon trou dans ce nouveau milieu. Et puis, à l’époque, je n’avais pas envie que tu penses que j’avais pris la grosse tête. J’avoue que pendant un moment, je me suis dit qu’il valait mieux que je disparaisse de ta vie. Ce sont des choses qui arrivent. Mais depuis, j’ai lu ton blog, et histoire de me prouver que je suis arrivée à quelque chose, j’ai décidé de te prêter de l’argent.

Parce que moi non plus, rien ne me garantit que ça va durer. Si je n’arrive plus à produire, c’est fini. Et qui ira lever le petit doigt pour un écrivain qui n’écrit plus ? Je sais déjà ce qu’on me dira : « Et si vous preniez un petit boulot ? » Et toute la bande de ceux qui ont accouru à moi quand mon premier livre est sorti s’en repartiront aussi vite si je n’en publie plus. Rien de plus simple, et rien de moins pathétique. Enfin, je compte bien que ça n’arrive pas. Je fais ce qu’il faut pour, disons. Mais pour ça, il faut que je continue d’avancer, je n’ai pas le choix.

Ton portable n’était plus en service. Alors je t’ai écrit un mail.

Salut. J’ai vu ton site. Tu peux venir demain soir à Ueno ? On dînera ensemble. Pas besoin de sortir de la gare, viens avec un billet pour la gare la plus proche de chez toi. Rendez-vous devant le coin fumeurs de la ligne Keihin-Tōhoku, à cinq heures. J’attends ta réponse.

Ta réponse est arrivée vingt minutes plus tard. Collé à son écran tant qu’il ne dort pas : un vrai asocial, il n’y a pas à dire !

Ça fait longtemps ! Pourtant, tu dois avoir autre chose à faire que te préoccuper de moi, je suis désolé. Il ne faut pas croire tout ce que j’écris sur mon blog, je vais bien, en fait. Mais j’accepte ton invitation demain. Cinq heures, j’y serai. Merci !

Tu étais encore plus maigre quece que j’avais imaginé. Des cernes sombres autour des yeux, et les ongles d’une sale couleur. Je t’ai emmené dans un yakitori peut-être pas très propre mais tranquille. Moi qui m’imaginais que tu allais bâfrer comme un malade, ton estomac a dû sacrément rétrécir ; au bout du compte tu as mangé moitié moins de brochettes que moi, et encore, je ne pouvais mâcher que du côté gauche, à cause de ma carie. Mais tu as dit dans un souffle : « Qu’est-ce que c’est bon ! J’en reviens pas ! » Et ça te faisait rire.

Parler d’argent les yeux dans les yeux s’est révélé plus difficile que je croyais. Tu n’es pas idiot au point de ne pas te demander quel piège cachait cette proposition de te financer pour rien. Il n’y avait aucun piège, mais il n’y avait aucune raison honnête non plus. Je ne le faisais pas pour acheter ta reconnaissance ni ton temps. Un mail à l’occasion pour me dire que tu es toujours vivant, se voir quelques fois dans l’année pour boire des coups, ça me suffisait. Certes, je pensais à toi du matin au soir, mais est-ce que cela fait une raison pour vouloir te donner des sous ? Comment te faire comprendre ?

Tu n’as pas compris, évidemment.

Tu n’avais pas envie d’accepter d’argent de qui que ce soit. Ça te gêne, même venant de tes parents. Mais tu détestes encore plus devoir travailler, c’est la seule chose qui te fait recourir à cette solution chaque fois. Tu n’as pas compris pourquoi je te proposais de l’argent, mais il te fallait bien vivre demain, et après-demain, dans ta solitude, la tête bourrée de culpabilité, d’arguments spécieux et de déprime. Le seul choix qui te restait était celui du compromis. Alors je n’ai pas lâché le morceau, jusqu’à ce que tu acceptes un pacte de bonne grâce.

Tu as dit :

« Il ne faut pas que je compte sur les autres. »

Mais en réalité, tu étais si seul, tu mourais d’envie de te faire un peu dorloter. Je suis bien placée pour le savoir : moi, c’est pareil.

« Si je me laisse aller une seule fois, il n’y aura plus de limites, je le sais. »

Oui, moi aussi. Je sais ce que c’est de ne pas avoir de limites. Mais même si tu as peut-être profité sans retenue de l’argent des autres par le passé, même si tu commences à profiter du mien aussi, quand ce ne sera plus possible, ça ne sera plus possible et on pourra chercher une autre solution à ce moment-là.

« Pas besoin d’avoir envie de te faire dorloter, d’ailleurs, tu n’as qu’à être un peu truand.

— Mais je suis beaucoup plus truand que tu crois !

— C’est quoi ton problème, alors ? »

Je me suis demandé : et si j’étais vraiment amoureuse comme une bête, est-ce que la situation serait différente ? De toute façon, non. Je ne suis pas capable de forcer mes sentiments. Mais quelqu’un d’autre alors ? Il n’y a donc pas de femme qui puisse t’entretenir ? Qui puisse chérir cet asocial, ce NEET ? Je sais que tu as un joujou extra, c’est ton seul capital. Plusieurs l’ont assez apprécié, ce ne serait pas comme ça que tu as réussi à joindre les deux bouts jusqu’à présent ?

« Tu n’as personne ?

— Non.

— Pourquoi ?

— D’après toi ? Je ne sors pas de chez moi !

— Oui, mais tu as bien eu une copine de temps en temps, quand même ?

— Rien depuis au moins deux ans, si c’est ça que tu veux savoir.

— Comme moi, alors. »

Je me suis tue. Il y a deux ans, c’est la dernière fois que j’ai couché avec toi. Ah bon, alors toi non plus ? Pff, on avait l’air fin. Tu n’as fait aucun commentaire.

« Bref, tu devrais soigner cette carie, plutôt.

— Je déteste aller chez le dentiste.

— Ouais. Sauf que les caries, ça ne guérit pas tout seul.

— Je sais. Mais je déteste l’ambiance. L’odeur de médicaments, tout ça…

— Alors tu vas rester comme ça à souffrir ? »

J’ai bien senti que tu essayais de changer de sujet, mais tu t’y prenais mal. Tu es exactement comme ma carie. À ta façon de tourner autour du pot, je pouvais te voir t’en mordre les doigts dès demain matin, si tu rentrais bredouille à Tōgane. Tu sais très bien la chienlit qu’est ta vie actuelle, mais tu t’es entêté à ne rien faire pour que ça change. Et rien que de me demander où est la place dans le monde d’un type parfaitement constitué qui n’a envie de rien faire, moi, ça me file la migraine.

« Tu es rentré dans ta famille pour le Nouvel an ?

— Ah, pour le Nouvel an, oui. Mais ma mère est décédée. Alors le Nouvel an, tu sais, ce n’était pas trop ça.

— Ah… Désolée, je ne savais pas.

— Je ne l’ai dit à personne.

— On ne te demande pas de rentrer à la maison ?

— Si, si… mais pour l’instant, ce n’est pas dans mes projets. »

Ton père n’habitait pourtant pas loin. Et tu ne pouvais pas dire que c’était la cambrousse ou que tu ne voulais pas quitter la capitale, parce que ta famille habite à Okusawa, arrondissement de Setagaya. Non, c’est plutôt que tu ne voulais pas quitter ta bulle d’isolé social, et pour cela tu acceptais de payer une pénalité exorbitante.

« Tu sais…

— Hm.

— C’est peut-être prétentieux de ma part…

— Non, non…

— … En fait, c’est comme si je voulais aider celle que j’étais dans le passé. Je suppose que ça ne te fait absolument pas plaisir d’entendre ça, et puis, je ne sais pas trop comment te présenter la chose, hein, mais je suppose que ça t’ennuie de recevoir de l’argent en liquide…

— Ah, je vois où tu veux en venir… Non, ce n’est pas la peine…

— Donne-moi ton numéro de compte. »

J’avais commencé ma phrase quand je me suis rendu compte que j’étais en train de prononcer des mots terriblement indécents. Tout ce que j’essayais de dire depuis le début, tout ce que j’avais toujours voulu dire, tout ça, c’était d’une indécence…

« J’aurais dû attendre d’être un peu plus en fonds pour te voir. »

Tu as baissé les yeux et tu as trempé les lèvres dans ton verre.

« Ne dévie pas la conversation, s’il te plaît.

— Non, je peux me débrouiller autrement… Merci de me le proposer en tout cas, c’est gentil de ta part, ça me fait plaisir…

— De toute façon, tu ne peux rien faire, c’est pour ça que tu en es là, pas vrai ?

— Oui, c’est sûr, mais je te remercie, évidemment… Mais tu comprends, s’il y a une histoire d’argent entre nous, je crains qu’on ne puisse plus continuer comme maintenant, tu vois…

— Pour ça, ça ne bougera pas, n’aie pas peur. Si ça devait changer quelque chose entre nous, je ne t’en parlerais même pas.

— Mais c’est délicat, tout de même.

— J’ai cassé la baraque, je te dis ! Si je tenais vraiment à ce que tu me le rendes, je ne te le proposerais pas !

— Je vois.

— D’ailleurs, si ça te gêne… Écoute, même si on devait se brouiller pour cette histoire d’argent, on s’en fout ! La seule chose qui compte c’est que, avec ça, ta vie s’améliore un peu. »

Tu t’es gratté furieusement la tête, puis tu as fait mine de vouloir ajouter quelque chose. Je t’ai présenté un stylo et un carnet ouvert devant le nez. Tu les as saisis, le regard fuyant.

« Bon, d’accord. Alors je serai ton obligé, puisque tu insistes. »

Tu as pris le stylo très vaguement dans une main, de l’autre tu as tiré ton portefeuille de la poche revolverde ton pantalon. Tu as sorti ta carte bancaire, en passant j’ai bien vu que ton portefeuille ne contenait pas un seul billet. La carte entre le pouce et l’index, tu as baissé les yeux sur ton assiette, dans un geste qui se voulait une dernière tentative de résistance.

« Allez, écris ton numéro de compte. Je te fais un virement demain matin à la première heure, tu n’auras plus qu’à filer à la banque. »

Tu as levé les yeux.

« Attends… Pourquoi tu pleures ? »

Ferme-la et écris, merde !

C’est ce que j’ai voulu répondre, mais je n’arrivais plus à contrôler le coin de mes lèvres et n’ai rien pu articuler. Tu as recopié les chiffres inscrits sur ta carte, puis j’ai entrevu entre deux brouillards blancs que tu écrivais ton nom, alors que je le connais très bien, et d’une écriture absolument magnifique, presque indécente dans cette situation.

Le lendemain matin, Tokyo était sous la neige. J’ai passé ma doudoune, j’ai mis mes gants, j’ai renoncé au vélo et je suis allée à pied jusqu’à la banque. Devant le distributeur, j’ai tapé précautionneusement ton numéro de compte. Ton nom est apparu sur l’écran, ce qui m’a procuré un instant d’intense émotion. J’ai appuyé sur le bouton de confirmation comme une prière. Que cela te parvienne à l’instant. Que cela te soit utile. Que cela te rassure de voir mon nom comme origine du versement.

Tout modeste qu’il soit, un don est toujours l’expression d’un désir. D’un autre côté, l’argent n’est qu’un misérable expédient vers la liberté. J’ai connu la dictature de la misère. Je n’avais même pas la liberté de choisir ce que j’allais manger, mon shampooing ou mon papier-toilette. Devant le distributeur, tu vas enfin récupérer un peu de liberté, peut-être trois ou quatre mois. Pas une demi-année, ça m’étonnerait. Mais ça me fait plaisir de t’imaginer. Tu es sauvé. Temporairement, mais sauvé quand même. Le seul fait de t’imaginer de dos devant le distributeur, j’ai de nouveau envie de pleurer.

Tu es libre. Tu peux aller te payer une fille si tu veux, tu peux jouer aux courses, aucun problème, je doute que ça te permette de solder ton compte avec les recouvreurs de dettes, par contre. Mais je ne suis pas ta grande sœur, hein. Tu fais ce que tu veux. Mais, il y a en moi ce désir que tu penses à moi. C’est un peu comme une lettre que je t’aurais écrite. C’est pour toi que j’écris ceci, bien que tu ne sois pas du genre à lire des livres. Tu ne le sauras jamais et c’est mieux ainsi. Si tu savais que j’écris sur toi, tu serais fâché, j’imagine, donc je ne te dirai rien.

Le soir j’ai reçu ton mail.

Je suis allé à la banque… Waouh. Je ne veux pas dire que je ne te prenais pas au sérieux, mais quand même. Merci.

Je suis allé rembourser une partie de mon prêt. Puis j’ai acheté du lait. Et puis des œufs, des germes de soja et des nouilles instantanées. Il me reste encore un peu de riz, hé hé. Et puis, je me suis acheté des clopes. Mes premières depuis une éternité.

Ça pue le pauvre, ça ! Achète-toi de la viande, merde ! Je veux des nouvelles un peu plus consistantes que ça !

Je t’ai répondu :

Tu ne vas tout de même pas me raconter par le menu tous tes faits et gestes, idiot ! Mais bon, ça va, je suis rassurée. Quand tu seras un peu retapé, la prochaine fois, viens à la maison. Ce n’est pas une invitation en l’air, je suis sérieuse. Je te ferai un shabu-shabu. J’ai une marmite en terre, je ne l’ai utilisée que deux fois. Avec plein de viande. Je te préviens, je vais te remplir jusqu’à ce que ça te ressorte par la gueule.

Ah, et puis, si tu n’as rien d’autre à faire, le lendemain, on ira aux sources chaudes. Je n’y suis pas encore allée, cette année, tu peux bien m’accompagner, allez. Par exemple Hakone, ou Izu, le truc bien basique, d’accord ? Je ne me vois pas y aller seule, de toute façon, c’est sûr. On bouffe, on se baigne, on boit, on se baigne, on joue au ping-pong, on se baigne, puis on rebouffe et on se rebaigne. Et pendant que tu dormiras, je travaillerai un peu, histoire de faire comme si j’avais ça dans la peau. Avec le cerveau ramolli, ça sera du joli !

Qu’est-ce que tu en dis ?

Allez, salut.

J’ai dit que ça ne changerait rien à notre relation… Hum, c’était peut-être un coup de bluff. On a des choses à perdre, finalement. Par exemple, si on couchait, maintenant, ce serait comme si tu étais ce genre d’homme à vivre sur l’argent de sa copine. Bref, il vaut mieux qu’on ne couche pas, au moins pour un bout de temps. Tu as ta fierté, et moi, j’ai un peu de retenue, quand même. Pour dire les choses franchement, là, maintenant, je suis amoureuse de toi, c’est l’impression que j’ai, mais ensuite ? Qui peut dire ce que sera l’avenir ? Un désastre, si ça se trouve…

Mais si un jour tu te retrouves pris au piège, si les requins exigent un rein pour rembourser tes dettes et si, à ce moment-là, tu n’as pas de femme, alors je te prendrai en entier, tel quel, comme une bagnole de collection, pour me faire plaisir. Ce ne sont pas des mots en l’air, mais que veux-tu, au moment précis où j’ai décidé de te prêter de l’argent, je me trouvais devant une de ces officines de prêts à la consommation, moi aussi. Pas de problème, je suis prête à en arriver là. Et si le pire m’arrive, si je ne peux même pas prendre livraison de toi, ou si je ne t’aime plus autant, je t’entretiendrai quand même en cachette. Alors ne t’avise pas de disparaître. Bien sûr, je ne peux pas te dire ça aujourd’hui, mais je suis une femme de parole, alors quand je dis que je le ferai, je le ferai.


Itoyama Akiko, NEET, 2005
Traduction François Boulanger, Anaïs Farrugia et Benjamin Giroux
dans le cadre du JLPP Translation Workshop 2018

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