Le sabre de bambou #3

III

« Katayanagi Zusho ? Le clan d’Aizu ? »

Tandis que son épouse l’aidait à se changer, Tsuge Hachirōzaemon secoua vivement la tête.

« Décidément, ça ne me dit rien », dit-il à nouveau, même après qu’il se fut assis et que sa femme lui eut servi du thé.

Hachirōzaemon avait tendance à tout prendre à cœur. Chaque fois qu’il avait un sujet de préoccupation, cela ne cessait de le turlupiner jusqu’à ce que le problème fût résolu. Maintenant encore, son épouse lui ayant rapporté qu’un homme était venu pendant qu’il se trouvait à Konuma, muni d’une lettre de recommandation, Hachirōzaemon ne pouvait s’empêcher d’éprouver de l’agacement du fait de ne pas arriver à se souvenir de l’entremetteur, dont le nom revêtait pourtant une importance capitale.

« Tu ne t’en rappelles pas ?

— Non, non.

— C’est tout de même bizarre que tu ne te souviennes pas d’une personne assez proche d’un homme de ton rang pour oser t’envoyer quelqu’un.

— Tu as raison. »

Hachirōzaemon trouvait cela extrêmement étrange.

—— Le dénommé Katayanagi devait être avec lui en termes bien amicaux.

Au moment où cette idée lui traversa l’esprit, il sentit quelque chose remuer dans les vieux replis de sa mémoire.

« Ah ! Attends !

— Tu as réussi à te souvenir ?

— Non, attends un instant ! »

Hachirōzaemon se rappelait vaguement d’un homme qui avait dit s’appeler Katayanagi. Autrefois, lorsqu’il vivait à la résidence d’Edo, il lui était arrivé de rendre visite au clan Hiraiwa pour affaire officielle. En ce temps-là, les Hiraiwa possédaient un domaine à la capitale qui leur rapportait soixante-mille boisseaux de riz. Il lui semblait que le vassal qu’il avait rencontré alors se nommait Katayanagi. Il l’avait vu deux fois. C’était il y a une vingtaine d’années.

« Hmm, Katayanagi ! » s’exclama Hachirōzaemon.

Cet homme servait donc à présent la famille Katō d’Aizu et lui recommandait quelqu’un ?

« Alors ?

— Moui. Je crois bien avoir trouvé de qui il s’agit. Mais nous n’étions pas spécialement amis. Je l’ai juste rencontré brièvement, il y a plus de vingt ans, mais… Bon. Qui m’a-t-il envoyé ? demanda Hachirōzaemon, son intérêt se reportant sur l’individu que ce Katayanagi lui recommandait.

— Il s’appelle Oguro Tanjurō.

— De quoi a-t-il l’air ?

— Eh bien, il…… »

L’épouse avait à peine commencé à parler qu’elle baissa la tête en se couvrant la bouche de la main. Elle se remémora la surprise qu’elle avait éprouvée en découvrant la famille aux vêtements tout rapiécés qui s’était pressée dans l’entrée de sa demeure.

« Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Rien. »

L’épouse de Tsuge releva la tête, bien qu’un sourire subsistât encore dans son regard.

« Il était très pauvrement vêtu.

— Ce n’est pas ça que je te demande, l’interrompit Hachirōzaemon sur un ton de réprimande sévère. Ce que je veux savoir, c’est quel genre d’homme est cet Oguro ?

— Entendu. Il est maigre et doit avoir trente-cinq ou trente-six ans. Il m’a fait l’effet d’être quelqu’un de fort sérieux.

— Hum…… Mais encore ? Rien de particulier ?

— Son épouse était très belle.

— Comment ? Il avait amené sa femme ?

— Oui, ainsi que ses deux enfants. »

L’épouse de Tsuge sourit à nouveau au souvenir des fillettes et de leur regard limpide.

« Voilà qui est bien mystérieux…… »

Hachirōzaemon croisa les bras. Quelle affaire avait bien pu conduire chez lui un père de famille, porteur d’une lettre de recommandation de Katayanagi Zusho ?

« Tu m’as dit qu’il avait emporté la lettre en partant, mais pour quel motif Katayanagi l’avait-il envoyé à moi ?

— Apparemment, monsieur Oguro recherche un poste d’officier. Monsieur Katayanagi disait dans sa lettre qu’il s’en remettait à toi pour l’aider.

— Un poste d’officier ?

— Oui. Actuellement le château recrute, n’est-ce pas ? C’est ce qu’avait écrit ce monsieur Katayanagi.

— Ridicule ! gronda Hachirōzaemon, élevant malgré lui la voix. Il y a bien longtemps que ce recrutement est terminé !

— Oh là là, fit son épouse en écarquillant les yeux. Ainsi on n’embauche plus personne au château ?

— Ça n’est plus nécessaire, les effectifs sont au complet ! »

À cette heure, l’apparition candide du dénommé Oguro, flanqué de surcroît de femme et enfants, faisait à Hachirōzaemon l’effet comique d’un acteur qui serait entré en scène avec tout le sérieux du monde après que le rideau eût été abaissé. Se retrouver mêlé à une telle bouffonnerie le vexait. Sa colère était dirigée vers Katayanagi, cet individu qu’il ne pouvait même pas qualifier de vieille connaissance.

—— Le pire des irresponsables !

« Mais demain, monsieur Oguro reviendra sûrement pour te voir, dit l’épouse. Tu pourrais au moins l’écouter ?

— Mais oui. Je ne peux guère faire autrement. »

Effectivement, lorsque Tsuge Hachirōzaemon rentra du château le soir du jour suivant, Oguro Tanjurō l’attendait.

Une fois changé, le commandant pénétra dans le salon où il avait fait patienter le visiteur, qui le salua sans parvenir à effacer un sourire de ses lèvres.

« Je m’appelle Oguro Tanjurō. Madame votre épouse a peut-être eu la bonté de vous parler de moi. »

Le samouraï glissa prestement une main dans son kimono et en tira la lettre d’introduction, qu’il remit à Hachirōzaemon telle une offrande.

« Messire Katayanagi m’a pourvu d’une lettre de recommandation et je me suis empressé de venir vous voir. »

Le commandant prit le billet, mais avant d’y jeter un coup d’œil, il contempla longuement Tanjurō. Bien que sa peau fût noircie par le soleil des tempes jusqu’au pourtour du nez, elle était pâle des joues au menton, comme s’il venait juste de se raser. Ses joues creuses accentuaient encore le contraste entre les deux teintes, ce qui lui donnait l’air d’être affublé de cette protection faciale appelée « masque de singe » que portent les samouraïs sur le champ de bataille. Comme l’avait indiqué sa femme, l’homme était vêtu d’un kimono blasonné rapiécé en maints endroits, mais au moins le vêtement était propre.

« Hou, houu…… »

Laissant échapper un gémissement, Hachirōzaemon baissa les yeux sur la lettre de recommandation. J’ai entendu dire que votre clan recrutait actuellement des hommes supplémentaires, écrivait Katayanagi. C’est pourquoi je vous envoie un vieil ami, etc., comptant sur vous pour appuyer sa candidature. Suivait un récapitulatif succinct de la carrière de Oguro Tanjurō, mentionnant qu’après la dissolution du clan Hiraiwa, il avait travaillé pour Matsudaira Tadanao. La lettre ne contenait rien de plus.

—— Impudent !

Hachirōzaemon sentit renaître en lui la colère qu’il éprouvait contre l’auteur de ce billet. Irritation qui tendait également vers le rônin dépenaillé, assis devant lui avec son espèce de masque.

—— Cela l’ennuyait qu’il le contemplât ainsi, de ce regard brillant d’espoir.

Il était certes désolé pour ce samouraï, mais il se devait de clarifier la situation. Hachirōzaemon s’éclaircit la gorge.

« Merci pour la lettre de recommandation… Je connais effectivement Katayanagi Zusho, seulement, ajouta-t-il en toussotant derechef, nous n’étions pas proches au point qu’il puisse se permettre de faire appel à moi si cavalièrement. »

Tanjurō regardait le commandant d’un air interrogateur.

« Vous voyez, je ne l’ai rencontré qu’une ou deux fois pour affaire officielle quand je vivais à Edo, cela doit bien faire une vingtaine d’années. Nos relations ne vont pas plus loin.

— ……………………………..

— Vous saisissez ? Nous avons simplement échangé quelques mots pour le travail. Nous ne sommes pas amis. Hier soir, j’ai même eu du mal à me souvenir de qui il s’agissait.

— Je ne peux pas le croire…… »

Tanjurō ouvrait des yeux ronds, frappé de stupeur.

« De plus, la campagne de recrutement dont parle ce billet… s’est terminée le mois dernier, finit par avouer Hachirōzaemon, tapotant la lettre de recommandation de l’index de sa main droite. Cela va faire bientôt un mois, il me semble.

— Comment ?! »

Tanjurō feula comme une bête blessée. Tandis qu’il posait sur Hachirōzaemon un regard vide, ce dernier eut l’impression que le corps maigre du samouraï avait subitement rapetissé.

« Bien sûr, tous les postes vacants ont déjà été pourvus. Mon clan ne recherche personne pour le moment. »

Après avoir terminé, Hachirōzaemon éprouva une légère pitié pour le rônin. Persuadé que le rencontrer résoudrait ses problèmes, cet homme avait accouru depuis la lointaine province d’Aizu en emmenant femme et enfants.

—— Katayanagi, tu es le pire des irresponsables !

En son for intérieur, le commandant injuria à nouveau le susnommé.

« Êtes-vous très proche de messire Katayanagi ? demanda-t-il au samouraï.

— Pardon ? »

Tanjurō, qui avait baissé la tête comme s’il réfléchissait, la releva précipitamment.

« Mon défunt père et lui étaient de très bons amis. C’est en souvenir du lien qui les unissait que j’ai demandé son aide.

— Je vois. »

À cet instant, la lumière se fit en un éclair dans l’esprit de Hachirōzaemon.

« Vous avez séjourné longtemps chez messire Katayanagi ?

— Eh bien…… »

Les mains sur les genoux, Tanjurō compta sur ses doigts, qui semblaient étonnamment noueux et rugueux.

« Quand j’ai quitté le service des Hiraiwa, environ trois mois. Messire Katayanagi est un homme chanceux, car peu après la dissolution de notre clan, il est parvenu à se faire embaucher par la famille Katō. Ensuite, après notre départ d’Echizen, ma famille et moi sommes restés à sa charge pendant près de six mois. Et avant de venir ici, nous avons habité chez lui dix jours environ.

— Je suppose que c’est messire Katayanagi qui vous a appris que mon clan recrutait des hommes ?

— C’est exact. »

Somme toute, il s’est adroitement débarrassé de lui, songea Hachirōzaemon. Katayanagi Zusho ne pouvait se permettre d’entretenir indéfiniment une famille de quatre personnes, sachant que les chances qu’avait le samouraï de retrouver un seigneur à servir étaient minces. Il s’était donc servi de leur brève rencontre de jadis pour lui refiler la famille de rônins.

« Quel poste occupe messire Katayanagi dans le clan d’Aizu ?

— Il est magistrat des travaux publics.

— Pour quels émoluments ?

— Quatre-vingt boisseaux de riz. »

Ce n’est pas grand-chose, se dit le commandant. Avec des revenus aussi maigres, il comprenait aisément que Katayanagi ne pouvait continuer à prendre soin de Tanjurō, fût-il le fils de son meilleur ami. Le fait qu’il l’avait entretenu pendant trois et six mois montrait qu’il était plutôt quelqu’un de bien. Mais cette fois, il avait jeté l’éponge.

« Je suis vraiment navré de vous avoir dérangé. Permettez-moi de me retirer. »

Soudain, Tanjurō s’était redressé et avait salué.

« Vous devez comprendre la situation. Ne m’en veuillez pas. »

Ainsi parla Hachirōzaemon et, pourtant, il avait vaguement mauvaise conscience. Si d’un côté la conduite de Katayanagi Zusho lui déplaisait, de l’autre, il se demandait si ce dernier n’avait pas agi de bonne foi : il se pouvait qu’il se souvienne de lui et lui fasse confiance, raison pour laquelle il lui avait recommandé ce samouraï. Si tel était le cas, pouvait-il abandonner ainsi cet homme et sa famille ?

« Où irez-vous, à présent ? s’enquit-il.

— Ça, répondit Tanjurō en penchant la tête de côté, je n’en ai pas la moindre idée.

— Pouvez-vous retourner chez messire Katayanagi ?

— Ce ne serait pas très…… »

Tanjurō se remémora l’argent que l’ami de son père avait eu la bonté de lui offrir pour les dépenses du voyage au moment de son départ, en cachette de son épouse.

« Bon. Ne vous pressez donc pas tant », l’enjoignit Hachirōzaemon. Il m’a l’air d’être un homme droit, jugeait-il. Le samouraï ne discutait pas, ne suppliait pas et, bien que dès le lendemain un voyage sans but allait commencer pour lui et les siens, il s’apprêtait à partir dignement. Le commandant sentait qu’il lui resterait un poids sur le cœur s’il le laissait s’en aller de la sorte.

« Si j’essayais de lui trouver quelqu’un ? prononça Hachirōzaemon comme s’il se parlait à lui-même.

— Pardon ?

— Je m’en voudrais de vous donner de faux espoirs, mais puisque vous êtes venu ici spécialement, je me disais que je pourrais peut-être vous aider à trouver un poste chez un seigneur. »

Une joie intense illumina le visage de Tanjurō. Il s’inclina si profondément que son front frotta le tatami.

« Je m’en remets à votre bienveillance.

— Après tout, rien ne vous oblige à repartir tout de suite. Seulement, je vous répète que je ne peux rien vous assurer, avertit Hachirōzaemon.

— Je comprends. S’il n’y a pas de poste disponible ou dans le cas où je ne ferais pas l’affaire, je me résignerai de bonne grâce.

— Avez-vous d’autres références ?

— Eh bien…… »

Tanjurō s’empressa de fouiller dans son kimono, dont il extirpa une liasse de documents ficelée par un cordon de papier.

« Ceci est un certificat de mes années de service dans le clan Hiraiwa.

— Hohoo ! Je vois que vous avez gagné cent quatre-vingt boisseaux.

— C’était en reconnaissance de ma prouesse pendant le siège d’Ōsaka, et voici le document qui l’atteste.

— An 20 de l’ère Keichō (1615), le 8 mai. Vous étiez sous les ordres du chancelier Matsudaira ? On ne saurait nier que les forces d’Echizen avaient admirablement combattu, ce jour-là…… »

Hachirōzaemon lut le document de bout en bout.

« ……Lors d’un duel à la lance, vous avez pris la tête d’un samouraï de rang inférieur…… »

Le commandant glissa un œil vers Tanjurō, qui bombait le torse avec fierté.

« Une seule tête ? Un samouraï ordinaire ?…… »

Et alors même qu’il murmurait ainsi, Hachirōzaemon sentit un énorme poids lui enserrer le cœur. Rangeant l’attestation sans la regarder, sur un ton découragé, il demanda à Tanjurō s’il avait quelque expérience des armes.

« Oui, répondit le samouraï d’une voix débordante d’enthousiasme. Je manie un peu le sabre court. »


[Épisode suivant]


Fujisawa Shūhei, Takemitsu shimatsu, 1976
Traduction Sophie Bescond

© Nobuko Endo 1976
Japanese edition published by SHINCHOSHA Publishing Co., Ltd.

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