Sakurajima #8

Je descendis la colline pour faire ma lessive sous la citerne du port. Il n’y avait pas de nuages et il faisait chaud, mais le vent soufflait sans interruption en provenance du sud-est. Je me dis que mes vêtements allaient sans doute sécher rapidement. Autour de la citerne, de nombreux soldats lavaient leur linge. Il n’y avait presque que des hommes d’un certain âge. J’entendis le plus proche de moi s’adresser à un de ses camarades.

« Il paraît que les Soviétiques sont entrés en guerre, tu sais ?

— Oui… »

Il n’y eut plus une seule autre parole. Le soldat qui avait été abordé affichait un air renfrogné. La mousse du savon qu’ils employaient s’amassait et se figeait en une masse blanche qui s’écoulait dans la rigole devant moi. 

Depuis que le bureau du journal de Kagoshima avait brûlé, notre unité n’avait plus, c’était une certitude, aucun moyen de recevoir de nouvelles. J’avais entendu dire que le chef cryptographe Tanagokoro avait donné pour instruction de ne pas laisser filtrer au dehors l’entrée en guerre de l’Union soviétique. Mais il semblait qu’en dépit de cela, la nouvelle s’était répandue sans qu’on s’en fût aperçu. De façon imperceptible, toute l’unité s’était mise à tourner au ralenti. Il était impossible de mettre le doigt sur un point en particulier, mais l’on pouvait flairer comme une odeur de pourrissement. Sur le bord du chemin longeant la côte, les officiers avaient déployé des tentes sous lesquelles ils fainéantaient toute la journée. Quant aux soldats qui allaient et venaient dans l’abri en portant leur panier à charrier la terre, ils se mouvaient avec une lenteur d’escargot.

J’empruntai le chemin côtier et, mes affaires dans les bras, je gravis la colline. J’étendis ma lessive avec précaution sur les arbres devant les quartiers d’habitation. Si l’on apercevait cela du ciel, ce serait ennuyeux. Je gagnai l’abri et sortis du papier à lettres de mon paquetage. Je m’assis à une table, étalai la feuille devant moi, puis me concentrai. 

Au bout d’un moment, j’écrivis le mot « testament » sur la première ligne du papier à lettres. Je posai le stylo et regardai fixement le mur qui me faisait face.

Je ne trouvais rien à écrire. J’avais eu l’impression que j’avais beaucoup de choses à coucher sur le papier, mais maintenant que je m’étais enfin décidé à prendre la plume, tout cela me paraissait absurde. Ce n’était pas de ces testaments destinés à quelqu’un en particulier. Je m’énervais de plus en plus. Je me levai, déchirai et jetai le papier.

Je sortis de l’abri et, grimpant vers le sommet de la colline, je me sentis envahi par la tristesse. Qu’est-ce que je croyais faire en écrivant un testament ? Je voulais me plaindre à quelqu’un. Mais de quoi est-ce que je voulais me plaindre ? Je voulais que quelqu’un connaisse ma tristesse, qui était au-delà des mots et qui deviendrait un mensonge si je la couchais sur le papier.

Même si l’on taxait cela de sentimentalisme, si cet acte en soi me procurait du réconfort, qu’est-ce que cela pouvait bien faire ?

Le chemin s’acheva et je pénétrai dans le bois. C’était la direction du poste d’observation. Cette vue saine me distrairait peut-être. Je levai les yeux au ciel. La lumière qui passait entre les cimes enchevêtrées tomba par taches sur mon visage.

Je tendis alors l’oreille. Mêlé à la pluie de stridulations des cigales, un bruit qui ressemblait à un faible vrombissement frappa mes oreilles. Je débouchai en courant sur le flanc du bois et levai les yeux. D’un coin du ciel gorgé de lumière, d’un bleu profond tirant sur le vert, un grand bruit métallique trancha les airs, descendant vers moi. J’aperçus un point noir. Il grossissait à vue d’œil, prenait la forme d’un avion, et semblait foncer tout droit dans cette direction. Un pressentiment de danger m’effleura. Sa cible ne serait-elle pas cet endroit ? Je pénétrai en courant dans le bois et, haletant, je courus encore. Un vrombissement désagréable et terrifiant se rapprocha à toute vitesse et emplit mes oreilles. Transpirant, j’essayais de m’enfoncer dans le fond du bois. À en juger par la puissance du vrombissement, l’avion était déjà juste au-dessus de moi. Faisant soudain entendre un bruit violent à couper les jambes, il fit feu avec sa mitrailleuse. À peine m’étais-je instinctivement jeté au sol, que l’avion passa comme une bourrasque, projetant une grande ombre noire avant de disparaître. 

Je restai le visage collé à terre et les yeux fermement clos. Mon cœur battait si vite que cela en était insupportable. J’avais l’impression d’avoir quelque chose de bloqué dans la gorge. Haletant, j’ouvris les yeux. L’odeur de la poussière chauffée par le soleil du plein midi me monta au nez. Le vrombissement s’éloigna enfin.

Je me mis lentement debout et m’époussetai. Essuyant ma sueur avec mon mouchoir, je scrutai le ciel qui apparaissait entre les cimes des arbres. L’avion semblait déjà être parti au loin. Je me mis à marcher. 

La dernière fois, quand j’avais vu un Grumman depuis le poste d’observation, j’avais été déconcerté mais je ne pensais pas avoir eu peur. Quelle était cette terreur étrange qui m’avait saisi cette fois ? Quelle était cette peur horrible qui me faisait claquer des dents ?

Il n’y avait pas de doute que mes pensées moroses sur la mort pendant ces derniers jours avaient laissé une fêlure dans mon esprit. Certainement, le fait de penser à la mort avait inversement renforcé mon attachement à la vie. Sur le sentier menant au poste d’observation, j’avais les lèvres tordues en un sourire amer.

Celui qui se propose d’écrire son testament fuirait dans tous les sens pour échapper lâchement à la mort, comme un lézard.

Je fus pris de l’envie désagréable de me moquer de moi-même.

Je grimpai jusqu’à la plateforme d’observation. J’avais beau scruter les alentours, la sentinelle habituelle n’était nulle part. Je vis alors une forme blanche dans l’ombre du châtaignier.

Est-ce qu’il s’abritait encore ?

Je m’approchai avec méfiance. Couché sur le ventre, semblant ne même pas entendre le bruit de mes pas, l’homme ne bougeait pas. Ses bras étaient plaqués au sol selon un angle peu naturel. Son profil couvert de terre était étrangement pâle. Saisi d’épouvante, je m’arrêtai. J’avais vu la couleur vénéneuse du sang qui avait teint l’herbe. Comme sous l’effet d’une douche glacée, je restai debout, pétrifié.

… 

À peu près au milieu du tronc du châtaignier contre lequel le cadavre était maintenant mollement adossé, la première tsuku-tsuku-bōshi de l’année chantait calmement, avec obstination, d’un rythme sinistre évoquant un messager de l’enfer. Brusquement, mes yeux s’emplirent de larmes chaudes, comme brûlantes.

Il était certainement mort en entendant le chant de cette tsuku-tsuku-bōshi !

Je mis un genou à terre et m’efforçai de soulever son corps. La tête ballotta sur son cou sans force. Sa barbe de quelques jours avait un petit peu poussé et ses yeux fermés étaient enfoncés dans les orbites au point qu’il en était méconnaissable. La balle avait transpercé son front. Un filet de sang avait coulé sur sa tempe. Rien ne disait qu’il avait souffert. On apercevait un peu ses dents sales entre ses lèvres entrouvertes. Avec une sinistre sensation de lourdeur dans mon bras, j’essuyai mes larmes du dos de ma main.

Finalement, je ne lui avais rien demandé, ni son nom, ni sa situation, ni son pays natal. À mes yeux, il ne devait être rien de plus qu’une rencontre éphémère. S’il avait lui aussi prêché la beauté de la destruction, n’était-ce pas une manière de se convaincre lui-même qu’il allait devoir mourir ici ? Sans aucun doute, effrayé par un mauvais pressentiment, il s’était plusieurs fois persuadé en son for intérieur de la beauté de la destruction. Et certainement, il s’était péniblement inventé un prétexte appuyant le pressentiment de sa propre mort, et s’était donné de la peine pour y croire.

Comment la destruction pourrait-elle être belle ?

Serrant les dents, je couchai le cadavre à terre. Pourquoi avait-il abandonné son ardeur à survivre ? Ayant amadoué son propre cœur, cet homme était finalement mort en paix, en écoutant le chant des tsuku-tsuku-bōshi.

Le vent souffla et la barbe mal rasée de l’homme s’agita faiblement. Un sourire semblait flotter sur le visage du cadavre. Une émotion étrange et violente m’emplit subitement, qui n’avait rien à voir avec de la sympathie, mais qui n’était pas non plus du dégoût. Je me levai. Je vis ma propre ombre tremblante projetée sur le cadavre couché sous le châtaignier.

Respirant profondément, je marchai en direction de l’appareil téléphonique. Je décrochai le combiné. Une voix surgit soudain dans mon oreille.

« Qu’est-il arrivé au Grumman ? Il est déjà parti ?

— La sentinelle est morte.

— Hein ? Je parle du Grumman. Pourquoi ne pas l’avoir signalé plus tôt ?

— … La sentinelle est morte. »

Je raccrochai le combiné sans plus de cérémonie.

Je ramassai la casquette militaire de l’homme. Je m’accroupis près du corps et lui en couvris le visage. Je me relevai. Retenant mon souffle, je remuai pour attraper d’un geste vif la tsuku-tsuku-bōshi qui continuait à striduler avec obstination. Son rythme régulier se changea à l’intérieur de ma main en plaintes confuses. Le contact avec ses ailes qui battaient à une vitesse terriblement rapide était douloureux au point de brûler ma main moite de sueur. Pouvait-il y avoir tant de force dans un tel insecte, faible et tout juste venu au monde ? Une cruauté féroce s’empara brusquement de moi. Je serrai avec force le poing qui emprisonnait la cigale, et l’enfouis immédiatement dans la poche de mon treillis. Les liquides organiques de l’insecte se répandirent de façon dégoûtante sur la paume de ma main. Tout en endurant la sensation, je contemplais le corps de l’homme.

Personne n’était encore monté du bas de la colline. Une légère sensation d’éblouissement s’étendit à partir de l’arrière de mon crâne, accompagnée de frissons…


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Umezaki Haruo, Sakurajima, 1946
Traduction Chris Belouad

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