Cours, Melos !

Melos vit rouge. Il décida de tout faire pour éliminer ce roi cruel et malfaisant. Melos ne comprenait rien à la politique. C’était un berger de village. Jouer du pipeau et batifoler avec les moutons, voilà de quoi sa vie était faite. Pourtant, il se montrait beaucoup plus sensible à l’injustice que la plupart des gens. Avant l’aube ce jour-là, il avait quitté le village pour se rendre, à travers plaines et montagnes, dans la ville de Syracuse, à dix lieues de distance. Melos n’avait ni père ni mère. Il n’avait pas de femme non plus. Il vivait avec sa sœur, une timide jeune fille de seize ans. Or celle-ci devait bientôt épouser un brave gardien de troupeau du village. Le mariage était tout proche. C’était pour acheter une robe de mariée et les provisions destinées au banquet qu’il avait parcouru le chemin jusqu’à cette ville lointaine. Ses emplettes terminées, il se mit à flâner dans les grandes rues de la capitale. Melos avait un ami d’enfance, Selinuntius, qui travaillait alors comme tailleur de pierre à Syracuse. Il avait l’intention de lui rendre visite. Il ne l’avait pas vu depuis longtemps et se faisait une joie de ces retrouvailles. En marchant, Melos commença à trouver étrange l’atmosphère qui régnait dans la ville. Elle était si calme et silencieuse. Le soleil étant déjà couché, l’obscurité avait envahi les rues bien sûr, mais quelque chose, qui n’était pas seulement la nuit, donnait à la cité tout entière un aspect terriblement lugubre. Lui si insouciant d’ordinaire sentit peu à peu l’inquiétude le gagner. Arrêtant un jeune homme dans la rue, il lui demanda : « Il s’est passé quelque chose ? Il y a deux ans, la dernière fois que je suis venu dans cette ville, tout le monde chantait même à la nuit tombée, les rues étaient si animées et joyeuses. » Le jeune homme secoua la tête sans répondre. Un peu plus loin, il tomba sur un vieillard et l’interrogea également, mais d’une manière plus pressante. Ce dernier ne répondit pas. Le prenant à deux mains et le secouant, Melos insista. Alors, à voix basse de crainte d’être entendu, le vieil homme lui fit cette réponse laconique :

« Le roi tue les gens.

— Pour quelle raison ?

— Il dit qu’ils sont malintentionnés, mais personne ne l’est à ce point.

— Il en a tué beaucoup ?

— Oui. D’abord son beau-frère. Puis son fils, le prince héritier. Puis sa sœur. Et le fils de celle-ci. Puis la reine. Puis Alekis, son précieux conseiller.

— C’est choquant. Le roi est-il devenu fou ?

— Non, il n’est pas fou. Il dit qu’il ne peut faire confiance à personne. Ces derniers temps, il s’est mis à douter de ses vassaux et a ordonné à ceux qui menaient une vie un peu trop fastueuse de lui envoyer un otage. Ceux qui refusent d’obtempérer sont condamnés à mourir crucifiés. Aujourd’hui, six d’entre eux ont été exécutés. »

Entendant ces paroles, Melos vit rouge. « Quel roi peut bien agir ainsi ?! Il ne mérite pas de vivre. »

Melos était un homme simple. Ses achats sur le dos, il se rendit d’un pas pesant au château. Des gardes en patrouille ne tardèrent pas à l’arrêter. Ils le fouillèrent et trouvèrent une dague sur lui, ce qui provoqua un grand tumulte. On traîna Melos devant le roi.

« Que comptais-tu faire avec cette dague ? Parle ! » l’interrogea le tyran Dionys d’une voix calme mais pleine de dignité.

Il avait le teint pâle et un pli profond était comme gravé entre ses sourcils.

« Délivrer la ville des mains de son tyran, répondit Melos sans broncher.

— Toi ? fit le roi, souriant avec mépris. Tu n’es qu’un bon à rien. Tu ne peux pas comprendre ma solitude.

— Taisez-vous ! répliqua Melos, saisi de rage. Douter du cœur des hommes est le plus honteux des vices. Et vous, le roi, vous doutez même de la loyauté de vos sujets.

— C’est vous autres qui m’avez enseigné que le doute est une disposition d’esprit légitime. Le cœur des hommes est inconstant. Ils sont par nature l’égoïsme même. On ne peut pas les croire, murmura calmement le tyran, puis il poussa un soupir. Crois-tu que je n’aspire pas à la paix ?

— La paix ? Mais à quelle fin ? Pour conserver votre couronne ? » Cette fois c’est Melos qui fit entendre un rire moqueur. « Qu’est-ce que la paix quand on tue des innocents ? 

— Silence, manant ! riposta le roi, redressant promptement la tête. Il est si facile de se payer de grands mots comme tu le fais. Moi, je vois clair jusqu’au fond des entrailles des gens. Tout à l’heure, quand je t’aurai fait crucifier, tu auras beau pleurer et implorer mon pardon, tu n’obtiendras rien de moi.

— Oh, comme le roi est intelligent ! Pas étonnant que vous soyez aussi imbu de vous-même. Sachez pourtant que je suis prêt à mourir. Je ne quémanderai jamais votre clémence. Seulement… » Melos, hésitant un instant, baissa les yeux à terre. « Seulement, si vous voulez faire preuve de mansuétude à mon égard, veuillez m’accorder un délai de trois jours avant de me faire exécuter. Je souhaite marier ma jeune sœur, la seule que j’ai. Laissez-moi donner cette noce au village et je vous promets d’être de retour dans trois jours.

— Ridicule, fit le tyran, qui laissa échapper un petit rire rauque. Quel mensonge éhonté ! Un oiseau, une fois qu’il s’est envolé, revient-il dans sa cage ?

— Oui. Je reviendrai, insista Melos, le désespoir au cœur. Je tiendrai parole. Accordez-moi seulement trois jours. Ma sœur attend mon retour. Si vous ne voulez pas me croire… eh bien, il y a dans cette ville un tailleur de pierre nommé Selinuntius. C’est un ami comme on n’en a pas deux. Je vous le laisse en otage. Si je m’enfuis et ne suis pas de retour ici le soir du troisième jour, je vous demande de le crucifier. Je vous en prie, acceptez ! »

Écoutant ces propos, le roi, d’humeur impitoyable, rit sous cape. Quelle insolence ! Évidemment qu’il ne reviendra pas. Mais feindre d’être dupe de ce menteur et le laisser partir sera tout aussi amusant. Ainsi, je me ferai un plaisir de tuer son substitut le troisième jour. Je le condamnerai à la croix en prenant une mine affligée, comme pour dire : voilà les hommes et c’est pourquoi on ne peut pas leur faire confiance. Ce sera une bonne leçon pour les soi-disant honnêtes gens de ce monde. 

« Soit. Fais venir ton otage. Et reviens dans trois jours, avant la nuit. Au moindre retard, ton substitut mourra. Tu feras bien d’arriver un peu trop tard. Ton crime te sera alors pardonné pour toujours !

— Quoi, que dites-vous ?

— Ha, ha ! Si tu tiens à la vie, tu seras en retard. Je vois clair dans ton cœur ! »

Melos trépigna de dépit. Il n’avait même plus envie de protester.

Selinuntius, son ami d’enfance, fut amené au château dans la nuit. En présence du tyran Dionys, les deux excellents amis se retrouvèrent pour la première fois depuis deux ans. Melos raconta tout à Selinuntius. Ce dernier hocha la tête en silence et serra Melos dans ses bras. Entre amis, c’était suffisant. On attacha Selinuntius. Melos partit immédiatement. En ce début d’été, le ciel était tapissé d’étoiles.

Melos courut toute la nuit, parcourant les dix lieues sans s’arrêter pour dormir. Lorsqu’il arriva au village le lendemain matin, le soleil était déjà haut et les villageois avaient entamé leur journée de travail aux champs. Aujourd’hui, sa sœur de seize ans gardait les moutons à sa place. Voyant son frère approcher en titubant, visiblement exténué, elle fut déconcertée. Puis elle le pressa de questions.

« Ce n’est rien, dit Melos en s’efforçant de sourire. J’ai encore des affaires à régler en ville. Il faut que j’y reparte sans tarder. Nous célébrerons ton mariage demain. Le plus tôt sera le mieux. »

Sa sœur rougit.

« Es-tu heureuse ? Je t’ai rapporté une belle robe. Allez, va annoncer la nouvelle aux gens du village. Dis-leur que le mariage aura lieu demain. »

Melos, d’un pas chancelant, rentra chez lui, décora l’autel des dieux, installa la table du banquet, puis se laissa choir dans son lit et s’endormit d’un sommeil de plomb.

Il faisait nuit quand il se réveilla. À peine levé, il se rendit chez le futur marié. Il lui expliqua qu’il avait un empêchement et lui demanda de se marier le lendemain. Surpris, le jeune berger lui répondit que c’était impossible, que rien n’était encore prêt de son côté et qu’il souhaitait attendre jusqu’à la saison du raisin. Je ne peux pas attendre, fais-le demain, insista Melos. Le jeune berger lui aussi était têtu. Il ne voulait pas céder. Leur discussion se poursuivit jusqu’à l’aube, lorsque enfin, à force de caresses et de persuasion, Melos parvint à le faire plier. La cérémonie de mariage eut lieu à midi. Tandis que les mariés achevaient de prononcer leur serment aux dieux, des nuages noirs s’amoncelèrent dans le ciel, des gouttes se mirent à tomber et il plut bientôt des cordes. Les villageois qui participaient au banquet y virent un mauvais présage, mais chacun prit sur soi et, tout en endurant la chaleur étouffante dans la petite maison, chanta gaiement en tapant des mains. Melos rayonnait de bonheur, si bien qu’il oublia même, pendant un moment, la promesse qu’il avait faite au roi. La nuit venue, la fête battait son plein et les invités ne se souciaient plus du tout de la pluie qui tombait à verse dehors. Je voudrais rester ici toute ma vie, pensa Melos. Il aurait aimé vivre le restant de ses jours avec ces braves gens, mais à présent il ne s’appartenait plus. Les choses ne dépendaient pas que de lui. Il s’aiguillonna et se résolut enfin à partir. Jusqu’au coucher du soleil le lendemain, il avait encore assez de temps. Il se dit qu’il allait faire un petit somme et qu’il partirait aussitôt après. À ce moment-là, la pluie aurait certainement diminué. Il avait envie de s’attarder encore un peu dans cette maison. Le regret n’était pas un sentiment étranger même à un homme comme Melos. Il s’approcha de la mariée qui, durant toute la soirée, avait semblé ailleurs, comme ivre de bonheur. 

« Toutes mes félicitations. Je suis épuisé, alors, si tu le permets, je vais aller dormir un peu. Je partirai pour la ville dès mon réveil. J’ai quelque chose d’important à y faire. Maintenant que tu as un gentil mari pour s’occuper de toi, ne sois pas triste pendant mon absence. Ton grand frère, ce qu’il déteste le plus, c’est qu’on ne fasse pas confiance et qu’on mente. Tu le sais, n’est-ce pas ? Ton mari et toi, vous ne devez avoir aucun secret l’un pour l’autre. C’est tout ce que je veux te dire. Ton grand frère, il se pourrait que ce ne soit pas n’importe qui, alors sois fière de lui. »

Elle hocha la tête d’un air rêveur. Puis Melos tapa sur l’épaule du jeune marié.

« Moi non plus je n’ai pas eu le temps de prendre mes dispositions. Les seuls trésors de ma maison sont ma sœur et mes moutons. Je n’ai rien d’autre. Je te donne tout. Encore une chose : sois fier d’être devenu le frère de Melos. »

Le jeune marié, très gêné, se triturait les mains. Melos sourit puis, s’inclinant pour prendre congé des villageois, quitta le banquet et se glissa dans la bergerie, où il dormit d’un sommeil de mort.

Il se réveilla le lendemain à l’aube. Il se leva d’un bond. Zut ! Ai-je dormi trop longtemps ? Non, il n’est pas trop tard. Si je pars maintenant, j’arriverai largement à temps pour tenir ma promesse. Aujourd’hui, quel qu’en soit le prix, je montrerai à ce roi qu’un homme peut être fidèle à sa parole. Et ainsi, sourire aux lèvres, je monterai au pied de la croix. Melos, sans se presser, commença à se préparer. La pluie semblait s’être un peu calmée. Il fut bientôt prêt. Alors, brassant amplement l’air de ses bras, il s’élança comme une flèche sous la pluie.

Ce soir, on va me tuer. C’est pour qu’on me tue que je cours. C’est pour sauver un ami otage. Pour mettre en échec un roi pervers et malfaisant. Il faut que je coure. Et ainsi on va me tuer. On doit défendre son honneur dès son jeune âge. Adieu, mon village. C’était dur pour le jeune Melos. Plusieurs fois il faillit s’arrêter. Il courait en s’admonestant à voix forte : Allez ! Allez ! Il laissa le village derrière lui, prit par les champs, traversa une forêt et lorsqu’il arriva au village voisin, la pluie cessa, le soleil était haut dans le ciel et il commençait à faire chaud. Melos essuya avec son poing la sueur sur son front. Maintenant qu’il était arrivé là, c’était bon, il n’éprouvait plus de nostalgie pour son pays natal. Ma sœur et son mari formeront sûrement un couple heureux. Je n’ai pas de souci à me faire. Je n’ai plus qu’à me rendre tout droit jusqu’au château du roi. Inutile de me presser autant. Je vais marcher tranquillement, se dit-il, son insouciance naturelle reprenant le dessus, et il se mit à chanter d’une belle voix un refrain qu’il aimait. Il parcourut en flânant deux lieues, trois lieues, et quand il parvint environ à la moitié du chemin qu’il avait à faire, un coup du sort inopiné le contraignit à s’arrêter net. La rivière devant, regarde ! Sous les pluies torrentielles de la veille, ses sources dans la montagne avaient débordé, les eaux boueuses s’étaient précipitées du sommet, gonflant son cours inférieur qui dans un fracas assourdissant avait détruit le pont, faisant voler ses poutres en éclats. Melos se figea, frappé de stupeur. Il regarda tout autour de lui, appela aussi fort qu’il put dans l’espoir d’une réponse, mais tous les canots sans exception avaient été emportés par les vagues et il ne voyait pas l’ombre d’un batelier. Le courant enflait de plus en plus, s’étendant comme une mer. Melos s’accroupit sur le rivage et, tout homme qu’il était, versa des larmes en implorant Zeus, les mains tendues vers le ciel. « Apaise, je t’en prie, ces flots impétueux ! Le temps passe. Le soleil est déjà à son zénith. Si je ne peux pas arriver au château royal avant la tombée de la nuit, mon meilleur ami mourra par ma faute. »

Les eaux boueuses se déchaînaient de plus belle, comme ricanant aux cris de Melos. Les vagues avalaient les vagues, roulaient, se dressaient furieuses, et ainsi le temps filait. Alors Melos prit sa décision. Il n’avait d’autre choix que de traverser à la nage. Ah, dieux, soyez-en témoins ! Je vais vous montrer comment la force prodigieuse de l’amour et de la loyauté ne craint pas la boue de cette onde déchaînée. Melos se jeta dans le courant et entama un combat désespéré contre les vagues démontées qui le cinglaient et l’attaquaient telle une multitude de serpents gigantesques. Concentrant toutes ses forces dans ses bras, il fendit comme sans le moindre effort les vagues qui déferlaient et tourbillonnaient, tant et si bien que les dieux, peut-être touchés de le voir se démener à l’aveugle pareil à un lion enragé, finirent par le prendre en pitié. Alors que le courant l’emportait, chose admirable, il parvint à s’agripper à un tronc d’arbre de la rive opposée. Ouf ! Melos s’ébroua à la manière d’un cheval et, aussitôt, reprit son chemin en toute hâte. Il n’avait pas un instant à perdre. Le soleil penchait déjà à l’ouest. Il gravit le pic en haletant bruyamment, parvint au sommet, et au moment où il reprenait son souffle, une bande de brigands des montagnes surgit devant lui.

« Halte là !

— Que faites-vous ? Je dois arriver au château royal avant le coucher du soleil. Laissez-moi passer.

— Tu n’iras nulle part. Donne-nous tout ce que tu possèdes.

— Hormis ma vie, je ne possède rien. Et cette vie, je vais de ce pas la donner au roi.

— Alors c’est cette vie que nous voulons.

— Dans ce cas, c’est donc sur ordre du roi que vous m’avez tendu cette embuscade. »

Les brigands, sans un mot, brandirent leurs massues. Melos se plia prestement en deux et, vif comme un aigle, se jeta sur l’homme le plus proche, qu’il déposséda de son arme.

En un clin d’œil, criant : « Pardon, mais c’est pour la cause de la justice ! », il assomma trois hommes d’un coup furieux, puis, profitant que le reste des brigands reculaient, il s’élança aussitôt et courut jusqu’en bas de la montagne. Il l’avait dévalée tout d’une haleine, mais il était évidemment épuisé et à présent le soleil d’après-midi se mettait à darder droit sur lui ses rayons incandescents, aussi Melos était-il sans cesse pris de vertiges ; il s’exhorta à tenir bon, fit deux, trois pas en titubant, jusqu’à ce que ses genoux finissent par céder. Il était incapable de se relever. Les yeux tournés vers le ciel, il éclata en sanglots amers. Aah, ah, Melos, tu as déjà parcouru tout ce chemin ! Rapide comme l’éclair, tu as traversé une rivière déchaînée, terrassé trois brigands ! Tu es un vrai brave, Melos ! Quelle tristesse que tu sois étendu ici, trop épuisé pour bouger. Pour t’avoir cru, ton ami si cher va bientôt le payer de sa vie. Nul homme n’est plus indigne de confiance que toi, tu fais exactement ce que le roi espère. Il avait beau se houspiller, son corps tout entier était comme paralysé et il ne pouvait guère avancer plus vite qu’une chenille. Il était étendu dans un champ au bord de la route. Quand le corps fatigue, l’esprit lui aussi est atteint. Dans un coin de son cœur se nicha une résignation boudeuse – trop tard, ça n’a plus d’importance – qui ne seyait guère à un brave. J’ai fait de mon mieux. Je n’avais aucune intention de ne pas tenir ma promesse. Que les dieux m’en soient témoins, j’ai fait tout ce que je pouvais. J’ai couru jusqu’à en avoir les jambes coupées. Je ne suis pas indigne de confiance. Ah, si je le pouvais, je me déchirerais la poitrine pour vous montrer mon cœur écarlate. Je vous montrerais ce cœur qui n’est mû que par un sang d’amour et de sincérité. Mais, en ce moment critique, j’ai épuisé toute énergie et toute volonté. Je suis le plus infortuné des hommes. On se moquera de moi. On se moquera de ma famille. J’ai trompé un ami. Échouer maintenant, c’est comme si je n’avais rien fait dès le départ. Ah, plus rien n’a d’importance. Peut-être était-ce mon destin. Selinuntius, pardonne-moi ! Tu m’as toujours fait confiance. Moi non plus je ne t’ai pas trompé. Tous deux nous étions vraiment d’excellents amis. Pas une fois les nuages noirs du doute ne se sont immiscés entre nos cœurs. En ce moment même, tu m’attends certainement en toute innocence. Oh oui, tu m’attends certainement. Merci, Selinuntius. Merci pour ta confiance. Y penser m’est insupportable. Car la sincérité entre deux amis est le plus précieux des trésors. Selinuntius, j’ai couru. Je n’avais aucune intention de te trahir. Crois-moi ! J’ai parcouru tout ce chemin le plus vite que j’ai pu. J’ai traversé une rivière déchaînée. Je me suis habilement débarrassé de bandits qui m’encerclaient et j’ai dévalé d’un souffle la montagne jusqu’ici. Qui d’autre que moi aurait pu faire tout ça ! Ah, ne m’en demande pas davantage. Laisse-moi tranquille. Plus rien n’a d’importance. J’ai échoué. Honte à moi. Moque-toi de moi. Le roi m’a soufflé à l’oreille l’idée d’arriver un peu en retard. Si je le faisais, il tuerait mon substitut, m’a-t-il promis, et il m’épargnerait. J’ai méprisé sa bassesse. Pourtant, voilà où j’en suis maintenant, exactement là où il le voulait. Je vais être en retard. Le roi va en tirer ses propres conclusions, se moquer de moi, puis, grand seigneur, il va me gracier. Si c’est ce qui doit advenir, ce sera pour moi pire que la mort. Je serai à jamais un traître. L’engeance la plus ignoble qui soit sur terre. Selinuntius ! Moi aussi je vais mourir ! Laisse-moi mourir avec toi. Toi seul me croiras, c’est certain. Mais non, n’est-ce pas, là encore, de la complaisance envers moi-même ? Ah, ne devrais-je pas plutôt continuer à vivre en scélérat ? J’ai une maison au village. Des moutons. Ma sœur et son mari ne me chasseraient tout de même pas. La justice, la sincérité, l’amour… si on y réfléchit, ça n’a aucun sens. Tuer quelqu’un et pourtant vivre. N’est-ce pas ainsi que va le monde des hommes ? Ah, comme tout est futile ! Je suis un traître ignoble. Autant faire ce que bon me semble. Je n’y peux plus rien… Il allongea bras et jambes et, le sommeil l’envahissant, il s’assoupit. 

Soudain ses oreilles perçurent un murmure. Dressant doucement la tête, il retint son souffle et tendit l’oreille. De l’eau coulait à ses pieds, lui sembla-t-il. Il se leva tant bien que mal et vit qu’une eau claire jaillissait en susurrant d’une crevasse dans la roche. Melos se pencha au-dessus, comme s’il allait être aspiré par cette source. Il joignit les mains pour puiser un peu d’eau et but une gorgée. Il poussa un long soupir et eut l’impression qu’il s’éveillait d’un rêve. Je peux marcher. Je vais le faire. Un infime désir naissait en lui à mesure que son corps se remettait de sa fatigue. Le désir d’accomplir son devoir. De mourir pour sauver son honneur. Le soleil couchant lançait des rayons rouges sur les arbres, dont les feuilles et les branches resplendissaient comme si elles étaient en feu. Il restait du temps avant le coucher du soleil. Il y a quelqu’un qui m’attend. Il y a quelqu’un qui compte tranquillement sur mon retour sans éprouver aucun doute. Quelqu’un qui a confiance en moi. Ma vie ? Peu importe. C’est trop facile de dire que la mort sera mon excuse. Je dois être à la hauteur de sa confiance en moi. Rien d’autre n’a d’importance pour l’instant. Cours, Melos !

Quelqu’un a confiance en moi. Quelqu’un a confiance en moi. Le démon qui murmurait à mon oreille tout à l’heure, c’était un rêve. Un mauvais rêve. Oublie-le. Ce genre de mauvais rêve survient sans crier gare quand les organes vitaux sont fatigués. Tu n’as pas à avoir honte, Melos. Non, tu es un vrai brave. Tu t’es relevé et tu es en état de courir, non ? À la bonne heure ! Je vais pouvoir mourir comme un combattant de la justice. Ah, le soleil se couche. Il se couche à vue d’œil. Attends, Zeus ! Toute ma vie j’ai été un homme intègre. S’il te plaît, laisse-moi mourir en homme intègre.

Repoussant les gens sur son chemin, en renversant quelques-uns, Melos courut tel un vent noir. Il traversa à toute allure un banquet dans l’herbe, laissant sans voix les noceurs rassemblés là, fit valdinguer un chien, sauta par-dessus un ruisseau. Il courut dix fois plus vite que le soleil qui déclinait peu à peu. À l’instant où il croisa en coup de vent un groupe de voyageurs, des propos funestes lui parvinrent aux oreilles. « À l’heure qu’il est, cet homme doit être sur la croix. » Ah, cet homme, c’est pour lui que je suis en train de courir. Je ne dois pas le laisser mourir. Dépêche-toi, Melos. Tu ne dois pas être en retard. C’est maintenant qu’il faut leur montrer la force de l’amour et de la loyauté. Peu importe dans quelle tenue. Melos était presque entièrement nu. Hors d’haleine, il cracha du sang à deux ou trois reprises. Ça y est, je les vois. Les tours de la ville de Syracuse, au loin là-bas, toutes petites. Elles scintillent sous le soleil couchant.

Au milieu du vent, il entendit une voix semblable à un gémissement :

« Monsieur Melos !

— Qui est-ce ? demanda-t-il tout en courant.

— Je m’appelle Philostratos. Je suis l’apprenti de votre ami Selinuntius, cria derrière lui le jeune tailleur de pierre, qui courait également. Il est trop tard, monsieur. C’est inutile. Veuillez arrêter de courir. Vous ne pouvez plus le sauver.

— Si, le soleil n’est pas encore couché.

— Il va être exécuté d’un instant à l’autre. Ah, vous êtes en retard. Je vous en veux. Si seulement vous étiez arrivé un tout petit peu plus tôt !

— Non, le soleil n’est pas encore couché. »

Melos avait les yeux fixés sur le grand soleil rouge du soir, avec l’impression que sa poitrine allait éclater. Il ne pouvait que courir.

« Arrêtez, s’il vous plaît. Arrêtez de courir. C’est votre vie qui importe maintenant. Mon maître avait confiance en vous. Même quand on l’a emmené sur le lieu de son exécution, il n’avait pas peur. Le roi avait beau le railler impitoyablement, il gardait une foi inébranlable et répondait seulement : “Melos va venir.”

— C’est pour cette raison que je cours. Je cours parce qu’il me fait confiance. Le problème n’est pas que j’arrive ou que je n’arrive pas à temps. Le problème, ce n’est pas la vie d’un homme. Si je cours, c’est pour quelque chose de plus important et de bien plus terrible. Suis-moi, Philostratos !

— Oh, mais vous avez perdu la raison ? Dans ce cas, courez autant que vous voudrez. Qui sait, peut-être arriverez-vous à temps. Courez ! »

Il n’avait nul besoin qu’on le lui dise. Le soleil n’était pas encore couché. Rassemblant ses toutes dernières forces, Melos courut. Sa tête était entièrement vide. Il ne pensait à rien. Simplement, poussé par une grande force qui le dépassait, il courait. Le soleil s’enfonçait lentement sous l’horizon et quand le tout dernier rayon fut sur le point de disparaître, Melos surgit comme un ouragan sur le lieu de l’exécution. Il n’était pas trop tard.

« Attendez. Ne tuez pas cet homme. Melos est de retour. Comme je l’ai promis, je suis revenu », cria-t-il, ou du moins crut-il crier haut et fort vers la foule, mais sa gorge s’enroua, seuls des sons à peine perceptibles sortirent de sa bouche et dans la cohue personne ne s’aperçut de son arrivée. Déjà la croix se dressait, très haute, et Selinuntius, attaché à des cordes, allait y être hissé peu à peu. Melos, voyant cela, avec la même impétuosité qu’il avait traversé les flots boueux tout à l’heure, fendit la foule, fendit la foule et tout en criant le plus fort possible de sa voix éraillée : « Me voici, bourreau ! C’est moi que tu dois tuer. Je suis Melos. C’est moi qui ai laissé cet homme en otage », il monta au pied de la croix et s’agrippa aux jambes de son ami. Une rumeur s’éleva dans la foule. C’est admirable ! Qu’on lui pardonne ! vociférait-on à l’unisson. Si bien que Selinuntius fut détaché. 

« Selinuntius, dit Melos, les yeux pleins de larmes. Frappe-moi. Gifle-moi de toutes tes forces. En chemin, j’ai fait un mauvais rêve. Si tu ne me gifles pas, je n’aurai même pas le droit de t’embrasser. Frappe-moi. » 

Selinuntius, comprenant visiblement tout, hocha la tête et gifla Melos sur la joue droite si fort que le choc retentit partout sur le lieu d’exécution. Puis il sourit doucement.

« Melos, frappe-moi. Gifle-moi aussi fort que je l’ai fait. Durant ces trois jours, je n’ai douté de toi qu’une seule fois. Une fois, mais pour la première fois de ma vie. Si tu ne me gifles pas, je ne pourrai pas t’embrasser. »

Le bras de Melos, faisant gronder l’air, s’écrasa sur la joue de Selinuntius.

« Merci, mon ami ! » s’exclamèrent-ils tous deux en même temps, puis ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent bruyamment de bonheur. 

Dans la foule, des sanglots se firent également entendre. Derrière elle, le tyran Dionys avait les yeux fixés sur les deux amis ; bientôt il s’approcha calmement d’eux et, rouge de confusion, leur dit :

« Votre souhait est exaucé. Vous avez subjugué mon cœur. La sincérité n’est absolument pas un vain mot. J’aimerais, moi aussi, être votre ami. Entendez ma requête et acceptez-moi parmi vous. »

Des cris de joie retentirent dans la foule.

« Hourra ! Vive le roi ! »

Une petite fille offrit un manteau écarlate à Melos. Ce dernier fut pris au dépourvu. Son ami, comprenant la situation, lui expliqua :

« Melos, regarde-toi, tu es entièrement nu. Dépêche-toi de mettre ce manteau. Cette charmante enfant ne supporte pas que tout le monde te voie dans le plus simple appareil. »

De honte, le héros s’empourpra.

(D’après une légende antique et un poème de Schiller.)


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Dazai Osamu, Hashire, Merosu !, 1940
Traduction Silvain Chupin

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