Contes de guerre

Le petit garçon et son abri antiaérien

15 août 1945

Le Japon avait perdu la guerre, on n’était plus obligé de fuir dans tous les sens sous les attaques des bombardiers lourds ou des chasseurs envolés des porte-avions.

Depuis les alentours du vingt de ce mois-là, le black-out était de moins en moins appliqué et, la nuit tombée, la ville s’agrémentait désormais de lumières douces qu’on n’avait pas vues depuis une éternité.

Jusque-là, les nuits n’avaient été colorées que par les flammes achevant d’anéantir tout ce qui se trouvait à la surface du sol, ou par les voyants lumineux des bombardiers B-29.

Rien n’était plus profond que les ténèbres qui s’emparaient des décombres lorsque l’incendie était apaisé.

Le black-out, c’est l’obscurité totale : on tire d’épais rideaux foncés sur toutes les fenêtres et on couvre toutes les lampes en sorte qu’aucune lumière ne filtre au dehors.

Voilà pourquoi durant la guerre les villes connaissaient des nuits d’encre qui obligeaient à marcher à tâtons, et pourtant on sentait dans cette obscurité un je ne sais quoi de chaleureux, que suffisait à apporter la présence de vie humaine, au contraire des ténèbres effrayantes des décombres, car ceux-ci paraissaient peuplés de créatures monstrueuses.

À partir du moment où les premiers reflets des pauvres feux s’échappèrent des baraques, disséminées au milieu des champs de ruines, on commença à combler les abris antiaériens qui avaient été aménagés un peu partout dans la ville.

C’est dans ces abris, ces refuges, que l’on se précipitait lors des raids, afin de se protéger des éclats de bombes des B-29 ou d’obus des canons à longue portée, d’échapper aussi aux rafales tirées par les chasseurs en rase-mottes.

Il faut savoir, par exemple, qu’une bombe de 250 kilos creuse un entonnoir profond d’une dizaine de mètres et large d’environ vingt, ses éclats tranchent et son souffle renverse tout ce qui se trouve à cent mètres à la ronde. C’était la mort assurée pour quiconque se trouvait à la surface du sol à ce moment-là, tandis que ceux qui se blottissaient sous terre en sortaient certes éprouvés par le bruit assourdissant mais la plupart du temps sains et saufs.

Comme la majeure partie des bombardements effectués sur les agglomérations japonaises l’étaient au moyen de bombes incendiaires, les abris s’avéraient d’une faible efficacité, voire plutôt dangereux, dans la mesure où ceux qui s’y étaient réfugiés ne voyaient pas venir les flammes, y étaient pris au piège et mouraient en grand nombre par asphyxie.

Mais en 1943 les autorités militaires, tout en continuant d’abreuver la population civile de nouvelles fracassantes du front, lancèrent une intense campagne d’encouragement à construire des abris, à grand renfort de slogans du genre « Soyons prêts à toute éventualité et nous vaincrons ! » – car elles prévoyaient malgré tout que les États-Unis ne tarderaient pas à effectuer des raids aériens sur le pays.

Des abris, il en existait de plusieurs types : casemate, sous le plancher de la maison, en tunnel, ou encore un autre qui consistait en une pièce de la maison ou de l’appartement dont on doublait toutes les parois, fenêtres comprises, au moyen de meubles ou de rayonnages de livres.

Le plus courant était aménagé dans le vide sanitaire sous l’habitation ; pour cela, on soulevait les tatamis pour dégager le plancher dans lequel on découpait à la scie une ouverture et par là on pouvait ensuite creuser le sol.

Le trou devait nécessairement descendre à la verticale pour faire un coude à angle droit, et communiquer avec le jardin. 

En effet, si la maison devait s’effondrer sur l’abri pendant qu’on s’y trouvait, il était ainsi possible de s’échapper par ce passage ; quant à la forme en L, elle était destinée à amortir l’effet de souffle d’une éventuelle bombe.

Creuser présentait beaucoup de difficultés, forcément, puisqu’on était obligé de manier la pelle en position assise, ce qui interdisait d’utiliser un outil comme une pioche.

Les foyers où il y avait encore un homme étaient avantagés car, dans ceux où le mari avait été mobilisé, c’était à la femme d’imiter les détenus tentant de s’évader, en descendant jour après jour pour gratter, arracher la terre dure, avec une pelle à manche court.

À cela s’ajoutait qu’on ne savait encore rien de ce qu’était un raid aérien et que, de toute façon, les fanfarons de militaires prétendaient que nos lignes de défense étaient inviolables, que pas un appareil ennemi ne survolerait jamais le territoire sacré de la patrie. Chacun se laissait donc aller à l’optimisme, incapable d’imaginer que des bombes puissent tomber un jour sur sa maison ; néanmoins, peut-être était-ce par réflexe de défense, on entendait dire que tel voisin avait creusé d’un bon mètre et on se prenait à douter de son propre abri, qui en comparaison prenait des dimensions de rigole ; ou encore lorsque quelqu’un affirmait qu’il fallait installer un caillebotis pour se protéger contre l’eau affleurant du sol ou s’infiltrant des parois, on se hâtait de scier aux dimensions de l’abri celui de sa propre salle de bains.

De tous les abris, le plus beau était depuis longtemps déjà celui de ce jeune garçon, en banlieue de la ville, et pour cause : c’était son père qui l’avait creusé, par mesure de précaution, avant de partir pour le front en 1942.

Le garçon venait juste d’entrer à l’école primaire lorsque, un jour, il était revenu à la maison où il avait trouvé son père – d’ordinaire au bureau à pareille heure –, habillé en terrassier, en train de boire une tasse de thé avec sa mère ; qui plus est, la maison avait son aspect des jours de grand ménage : commodes déplacées, tatamis soulevés et dressés contre les piliers.

« Qu’est-ce qui se passe ? avait demandé le garçon.

— Je creuse un sous-sol, avait expliqué le père.

— Un sous-sol ? » Les yeux du garçon avaient brillé en voyant en pensée les abris des grands magasins et les cinémas en sous-sol où l’on projetait les Actualités, mais il n’avait pas compris pourquoi il fallait en creuser un sous leur maison.

Il s’approcha avec précaution du carré découpé dans les planches, se pencha pour regarder au fond : une curieuse odeur frappa ses narines ; il aperçut de la terre retournée, deux lignes blanches courant sur la surface.

La pause terminée, son père se glissa dans l’espace bas et exigu qui l’obligeait à se plier en deux, s’assit puis appuya des deux pieds contre la pelle, se mit à la pousser en avant avec un han ! pour l’enfoncer dans la terre. Le voir faire donna au garçon l’envie de l’aider. Des trous, il en avait creusé, dans le terrain vague proche de chez eux, des tunnels aussi, dans le sable, à la plage. Il s’en sentait capable.

« Tu veux que je t’aide ? » demanda-t-il, brûlant de lui donner un coup de main, mais sa mère le rembarra aussitôt, l’air sévère : « C’est trop dangereux. »

Le bruit de la pelle entamant la terre lui parvenait et, parfois, un autre plus aigu, quand la pointe heurtait une petite pierre.

Le père continua de creuser même une fois la nuit tombée, à l’odeur de renfermé vint s’ajouter celle de sa sueur, tandis que le garçon regardait, sur ses épaules blanches maintenant dénudées, ses muscles dessiner de puissantes bosses qui se déplaçaient en suivant ses mouvements. Pourtant, on était toujours loin du sous-sol annoncé, et la mère, la mine déçue, l’appela –« Arrête-toi maintenant. Je vais prendre le relais. » – mais il ne répondit pas.

Le lendemain matin, entrant dans la salle de bains pour faire sa toilette, le garçon aperçut une trace de terre dans un coin du carrelage, qu’il s’expliqua par le fait que son père devait avoir pris son bain tard la veille, et l’odeur de la terre lui revint à l’esprit.

Ce jour-là également, le suivant encore, son père replongea sous la maison et l’on finit par voir apparaître un espace assez large, qui tenait davantage de la tranchée que du sous-sol.

La terre exhumée était rejetée sur les bords et, la profondeur aidant, le père était maintenant suffisamment libre de ses mouvements pour la lancer à pleine pelle.

« Tu creuses une tranchée ? » s’enquit le garçon. Le père s’interrompit pour lever la tête et lui demander :

« Tu sais ce que c’est qu’une tranchée ?

— Bien sûr. Les soldats se mettent à l’abri dedans, et de là ils canardent les ennemis.

— C’est juste. Mais ça, ce n’est pas une tranchée, ça s’appelle un abri antiaérien.

— Un abri antiaérien ? » Le garçon fit semblant de l’ignorer mais en fait il connaissait ce nom. Il se souvenait même d’avoir vu un dessin, une imposante masse de béton d’où pointaient des sortes de tubes qui ressemblaient à l’aérateur des WC.

« C’est pour vous protéger des bombes, ta mère et toi, pendant les raids aériens.

— Hum… » Il ne voyait pas de quoi son père voulait parler.

L’abri fut achevé au bout de cinq jours et le père renforça avec des tasseaux la partie de plancher qu’il avait sciée, à la façon des volets en bois, et ferma également d’une trappe le souterrain qui aboutissait à côté de la pierre d’entrée du jardin, sur le devant.

« Il faudra jeter un coup d’œil de temps en temps, la terre risque de s’ébouler. Le mieux sera de demander au menuisier d’installer des cloisons de soutènement, pour empêcher la terre de retomber », conseilla-t-il, mais la mère demeura silencieuse, comme elle l’était souvent ces derniers temps. Le garçon songeait avec beaucoup de fierté que son père allait partir combattre les vilains Américains pour sauver le pays, mais sa mère avait le cœur lourd. La veille du départ, toute la famille se réunit à la maison pour fêter l’événement et le garçon, qu’on envoyait toujours au lit tôt, fut autorisé à veiller jusqu’au bout avec les grandes personnes, s’empiffra de riz aux haricots rouges servi pour cette grande occasion ; le lendemain, il marcha en tête du cortège que les gens du voisinage avaient organisé pour saluer le départ du héros, bref, ce furent deux moments radieux.

Pour lui, partir faire la guerre c’était partir tuer les ennemis, mais il n’imaginait pas que l’inverse puisse arriver, qu’on devienne la cible des fusils ou des canons de ces mêmes ennemis.

Le départ du père n’apporta pas de changements dans sa vie, sinon que sa mère se montra un peu plus sévère envers lui : « N’oublie pas que ton père te regarde, tu dois savoir te tenir » lui répétait-elle fréquemment et lui ne comprenait pas, ouvrait de grands yeux en cherchant d’où son père pouvait bien regarder ; tous les dix jours, elle se rendait au sanctuaire, lui ayant expliqué avec gravité : « Il faut prier pour que la fortune des armes sourie à papa », et il ne saisissait pas le sens de cette « fortune des armes ».

Il venait d’entrer en troisième année lorsque son père tomba au champ d’honneur. On leur apprit que, cerné par un ennemi supérieur en nombre, dans une certaine région en Chine, il était resté jusqu’au bout à sa mitrailleuse, fauchant les assaillants, et sa conduite héroïque avait permis à son régiment de remplir avec succès la mission prévue. Le garçon fut quelque peu désappointé d’apprendre que ce n’étaient pas des Américains que son père tuait, mais le directeur de l’école, à l’heure du salut matinal, fit un petit discours pour faire l’éloge de cette « fin héroïque à en émouvoir les dieux aux larmes », discours qui fut même suivi un peu plus tard d’une lettre du commandant du régiment qui, en belle calligraphie à l’encre de Chine, honorait son père, cet « exemple pour toute l’armée de Sa Majesté l’empereur ».

Malgré cela, le garçon ne se faisait pas encore réellement à l’idée de cette disparition, et quand une voisine en tablier blanc s’inquiétait – « Mon petit, tu dois te sentir bien seul maintenant que ton papa n’est plus là » –, il répondait que « Oh non, puisque je le rencontre au sanctuaire Yasukuni », à ce sanctuaire dédié aux morts de la guerre où il était souvent allé mais dont il se rendait bien compte qu’il n’avait aucun rapport avec son père. Simplement, il sentait qu’en disant cela, il faisait l’admiration des grandes personnes.

Trois mois plus tard, une brusque agitation s’empara du quartier : Saipan venait de tomber aux mains des Américains, ce qui rendait possibles les raids aériens sur l’archipel japonais, aussi se livra-t-on avec fébrilité aux exercices de protection passive que l’on avait négligés jusque-là, on commença à expédier vêtements et literie hors de la ville, et les abris dans les maisons comme celui que le père avait creusé de ses mains, se généralisèrent à un rythme accéléré.

À la différence des voitures ou des climatiseurs, les abris étaient le dernier refuge en cas de danger, tout le monde se donnait beaucoup de peine pour les aménager, respectait à la lettre l’ordre qui était donné, pour les « casemates » par exemple, de les recouvrir de terre sur un mètre d’épaisseur, de participer aux exercices – au cours desquels vieillards et enfants devaient y descendre, munis de coussins –, de prendre soin d’installer des cloisons de soutènement.

Les premiers temps où il dut rester seul dans la pénombre de l’abri furent pour lui une épreuve tout à fait pénible mais, bientôt habitué, il se représenta son père en train de creuser et crut même entendre le bruit de sa pelle raclant la terre.

Seul dans le mauvais jour, il percevait les bruits de la rue : les mères faisant la chaîne et se passant les seaux d’eau, le couinement de la pompe à bras, les ordres hurlés d’une voix aiguë par le chef du Comité de quartier ; il voyait devant ses yeux les marques laissées sur les parois par l’outil paternel, et une odeur tout à fait précise lui revenait, celle de la sueur sur les épaules musclées, qu’il distinguait de celle de la terre à laquelle il était habitué.

« Papa… » hasarda-t-il. Dans le même instant, il y eut un cri lancé par un soldat – « Attaque ennemie ! » – et des pétarades de mitrailleuses se répercutèrent jusqu’à lui. 

Une grêle de balles ennemies s’abattait autour de son père, auxquelles ce dernier, le torse émergeant de l’abri, faisait front avec vaillance.

« Vas-y, papa, tiens bon ! » cria-t-il sans le vouloir et il vit alors son père sûr de lui lui adresser un large sourire : « Ne crains rien, fiston. Nous sommes les plus forts. »

Sans y prendre garde, il s’était serré contre une paroi et scrutait l’obscurité qui régnait autour de lui, retenant son souffle, prêt à alerter son père au premier ennemi qu’il verrait approcher.

« On a fini, dépêche-toi de remonter. C’est humide là-dedans, ça ne vaut rien à la santé. » Surpris par la voix de sa mère qui fondait sur lui, il fut quelques instants sans réagir. « Lave-toi les mains et dépêchons-nous de manger. Il paraît qu’il y aura un autre exercice dans la soirée. »

La mère semblait en avoir assez. « Je pourrai y redescendre alors ? » demanda-t-il, mais pour s’entendre répondre sèchement : « Pas la nuit. La nuit, c’est fait pour que les enfants dorment. »

Une fois dans son futon, il voulut poursuivre la scène de combat avec son père, mais il avait du mal à dormir à cause de la chaleur et c’est seulement grâce à l’agréable souvenir de la fraîcheur de l’abri sur sa peau – demain, dès son retour de l’école, il y redescendrait, se promit-il – qu’il put trouver le sommeil.

L’entrée de l’abri qui se trouvait à l’intérieur de la maison était d’ordinaire fermée, aussi le garçon pénétra-t-il comme prévu en soulevant le battant qui bouchait l’ouverture côté jardin et, en dépit de l’heure – on était à la mi-journée –, trouva une obscurité presque totale, se glissa sans perdre un instant en rampant dans le passage tandis qu’autour de lui éclataient les projectiles ennemis.

« Mon gars, je crois bien qu’on est encerclés. Il va falloir tenir cette position à deux jusqu’à la mort, disait le père. — Entendu, répondait-il. — Tu cours le cent mètres en combien ? — Euh… vingt-deux secondes. Le maître l’avait chronométré quelques jours plus tôt. — Vingt-deux secondes ? Trop lent, ça, pour pouvoir passer à travers toutes ces balles. — Qu’est-ce qu’on fait alors ? — Il nous faut aller demander du renfort… — J’y vais ! — Minute. Il y a peut-être une autre solution. Remplace-moi à la mitrailleuse. » Le père prenait ses jumelles et inspectait les positions ennemies, tandis que lui obéissait et s’installait à l’imposante mitrailleuse, puis tirait rafale sur rafale.

« Tu as faim, je parie ? » Et le père de sortir de son havresac du chocolat et des caramels qu’il passait à son fils, lequel en mettait dans sa bouche et sentait aussitôt une douce odeur l’envahir tout entier, ne pouvait retenir un bruyant soupir, et à cet instant tout devenait clair autour de lui : « Qu’est-ce que tu fabriques là-dedans ? » hurlait sa mère, penchée au-dessus de l’entrée. 

« Remonte tout de suite ! Les vivres qui sont rangés dans l’abri sont pour le cas où nous serions attaqués. Et puis c’est mauvais pour la santé de manger ça cru », le réprimanda sa mère qui avait l’air de croire qu’il avait été attiré par la réserve de lait condensé, de patates douces et de radis secs… Le garçon ne dit rien pour sa défense, empêché surtout par la honte de devoir avouer qu’il parlait avec son père.

Il retourna dans l’abri les jours suivants, en cachette de sa mère souvent absente, et, outre la guerre de tranchées, connut des moments passionnants en compagnie de son père qui l’emmenait en avion, le laissait tirer au canon depuis un vaisseau de guerre. Puis vint l’année 1945, les attaques aériennes commencèrent pour de bon, il put dès lors se glisser dans l’abri tout à loisir et sans plus se cacher, avec sa mère aussi, mais tout en continuant secrètement d’accompagner son héros de père.

« Rien à craindre, dans cet abri. Les B-29 peuvent bien venir, c’est papa qui l’a construit. — Oui, mais rehausser un peu les bords ne lui ferait peut-être pas de mal. — Juste. On va les renforcer. » Le garçon saisissait sa vieille petite pelle à sable et se mettait à taper contre la paroi de terre. Grondé – « Arrête tes bêtises ! » – il recommençait cette fois avec sa main, discrètement, tout à son désir de consolider l’abri.

La fin de l’alerte annoncée, il remontait sur les tatamis de la pièce, s’adressait secrètement au père – « Papa, je pars en observation. » ; retournait-il en bas, il annonçait « Mission accomplie ! » et les deux hommes abattaient un nombre incalculable de ces B-29 qu’il ne connaissait que pour les avoir vus en photo, capturaient les pilotes américains qui s’étaient échappés en parachute. Entre deux combats, son père l’accompagnait aussi au bord de la mer ou dans les montagnes proches, jusqu’à ce que les bombardements se rapprochent de leur quartier et que les sifflements des bombes puis les déflagrations leur parviennent réellement dans leur abri et, chaque fois, sa mère l’étreignait vivement, mais lui n’avait pas peur du tout. C’est qu’il entendait la voix paternelle et il savait qu’il pouvait se reposer dessus : « Ils se sont drôlement rapprochés. Laissons-les quand même venir un peu plus près, nous les descendrons tous ensemble. »

La guerre prit fin, le quartier où il habitait en sortit épargné. Après être restée quelque temps comme absente, sa mère se ressaisit et remit en place le mobilier qu’on avait déplacé en prévision des bombardements, puis elle entreprit de combler l’abri.

« Faut pas le reboucher, voyons, protesta le garçon. — Il n’y a plus rien à craindre, les bombardements sont finis. Ah, c’était quand même terrible, pas vrai ? » répondit-elle sans s’arrêter de manier la pelle, mais la tâche était bien trop lourde pour elle. L’abri était à moitié comblé lorsque, un jour qu’il rentrait de l’école, le garçon, se penchant, lança furtivement : « Papa… », mais aucune réponse ne lui revint.

Enfin, un dimanche, deux hommes que sa mère avait fait venir se mirent à pousser la terre du pourtour à grands coups de pelle et en à peine une demi-journée l’abri que son père avait mis cinq jours à creuser eut disparu, le sol sous la maison était redevenu bien plat. « Ah, ils nous ont obligés à faire vraiment n’importe quoi ! » les entendit-il murmurer en recevant leur argent, puis ils s’en allèrent.

« C’est pas n’importe quoi… » fit le garçon, les larmes aux yeux, en regardant une dernière fois le fond de terre sombre par l’ouverture encore béante, et à la même seconde, il sut avec une terrible intensité que son père était mort. Jusqu’à cet instant, il n’y avait jamais cru, même lorsqu’il contemplait la plaquette funéraire et la photo disposées dans le petit autel familial, et voilà qu’il se sentait bien malheureux à l’idée qu’il ne pourrait jamais plus parler avec son père là-dessous, puisque le sol était tout plat à présent ; ah, si la guerre avait duré plus longtemps, s’il y avait encore des attaques aériennes ! se dit-il avec regret.

La paix était arrivée, au milieu des lumières revenues dans la ville, seul le petit garçon demeurait abandonné au chagrin.


Nosaka Akiyuki, Boku no bōkūgō, 1975
Traduction Jacques Lalloz

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