Impérial

« Je n’arrive pas à croire que cela fait déjà dix ans. »

La voix du chauffeur de taxi réveilla soudainement Utako. Elle qui était si agitée tout à l’heure, dire qu’elle s’était assoupie. Elle vérifia l’heure sur l’iPhone qu’elle agrippait encore de sa main droite. Plus que dix minutes avant le début de la cérémonie à l’hôtel Impérial de Yūrakuchō.

Elle s’était fait arranger les cheveux chez un coiffeur du quartier, mais, insatisfaite du chignon, elle avait demandé qu’on le lui refasse, ce qui avait pris beaucoup plus de temps que prévu. Elle était vêtue d’une robe rose à l’ancienne, spécialement choisie par sa petite sœur, mais un kimono aurait peut-être été plus simple. 

Quoi qu’il en soit, il s’agissait du mariage de sa cadette, et une aînée ne pouvait arriver en retard. Elle se souvenait s’être précipitée pour héler un taxi et lui avoir donné l’adresse, mais, ensuite, elle s’était malheureusement endormie, semblait-il.

En face, on apercevait les jardins du palais impérial.

En accélérant, ce n’était plus très loin, peut-être arriverait-elle à l’heure. Elle ouvrit le sac en perles de verre posé sur ses genoux et en sortit hâtivement un miroir de poche de la marque Tom Ford.

Comme elle se l’imaginait, un peu de salive avait effacé son rouge à lèvres. Le chauffeur répéta :

« Dire que cela fait dix ans depuis le séisme. »

Concentrée sur son miroir tandis qu’elle remettait une couche de rouge à lèvres, Utako y réfléchit à son tour.

Cela faisait dix ans.

C’est vrai que lors du séisme de 2011, sa petite sœur, à quatorze ans seulement, n’était qu’une enfant. Voilà qu’elle avait maintenant vingt-quatre ans et, qui plus est, allait se marier. 

Pendant ces dix années, dix années seulement, il lui semblait qu’absolument tout avait changé.

« Ma maison aussi, elle a brûlé à cause du séisme, dit le chauffeur.

— J’en suis navrée. »

Tout en essuyant son rouge à lèvres qui bavait avec un mouchoir en papier de la marque Cashmere®, Utako songea que l’homme devait être originaire du Tōhoku. Peut-être de l’intérieur des terres, puisqu’il avait parlé d’un incendie sans mentionner le tsunami.

Le conducteur continuait de parler.

« De nouvelles routes, de nouveaux ponts, de nouveaux bâtiments. Même les avis de recherche affichés devant la gare m’inspireraient presque de la nostalgie, maintenant. Aujourd’hui, il paraît qu’on inaugure un monument commémoratif du nom de Tōdai[1] pour les dix ans du séisme au parc Sukiyabashi, si vous avez un peu de temps au retour, vous pourriez y passer. »

La voiture s’engagea doucement dans un virage.

Le parc Sukiyabashi ? Devant la gare de Yūrakuchō ?

Pourquoi aujourd’hui, un premier septembre ?

Utako ne le fit pas répéter, même si la conversation l’avait troublée ; malgré tout, elle avait essuyé son filet de salive et rectifié son rouge à lèvres.

Le chauffeur continuait sans lui prêter attention.

« Quand même, dire qu’un autre séisme est survenu justement dix ans après. Il paraît que le tsunami de mars dans le Sanriku était terrible. Quand je pense au prochain qui pourrait encore frapper Tokyo, j’arrive pas à dormir tranquille. »

Utako leva enfin les yeux de son miroir. Un petit cri lui échappa par inadvertance.

C’était étrange.

C’était décidément étrange.

Cette voiture. Ce chauffeur.

Elle regarda autour d’elle.

C’était bien le parc Hibiya sur sa gauche. Elle vit un tramway vert foncé en partir et avancer dans sa direction.

Une fois son calme retrouvé, elle y réfléchit à plusieurs reprises, mais ici, à Hibiya, c’était bien la ligne de métro éponyme qui passait. Certainement pas un tramway.

De surcroît, un pousse-pousse le dépassait par le côté.

Utako ouvrit grand les yeux.

Une sueur froide se mit à couler sur son front. Elle l’épongea avec le même mouchoir qu’elle avait utilisé pour le rouge à lèvres. 

La voiture tourna doucement à droite.

Un regard dans cette direction lui permit de constater que c’était bien un hôtel qui se dressait là. Cependant, la fameuse tour de l’hôtel Impérial n’était nulle part. On voyait seulement d’élégants bâtiments de trois étages – cinq, tout au plus.

Mais oui, ça, c’était l’hôtel Impérial conçu par Frank Lloyd Wright.

Utako se souvint de ce que sa petite sœur lui avait raconté avec passion.

L’inauguration de l’édifice de Wright devait se tenir le 1er septembre 1923. Soit le même jour exactement que le grand séisme du Kantō.

« Ah, si j’avais pu, j’aurais célébré mon mariage dans l’hôtel Impérial de Wright. »

Lors de la visite de la salle de réception, sa sœur avait murmuré ces mots en s’extasiant. Serrant dans sa main une vieille carte postale de l’édifice de l’époque, elle avait même exhibé le menu d’un repas de mariage du début de l’ère Shōwa à l’hôtel Impérial qu’elle avait acheté exprès sur Yahoo Auctions.

Soupe, langoustes froides à la sauce mayonnaise, brochettes de poulet et riz, steak de bœuf et ses légumes, asperges à la sauce vinaigrée, glace, fruits, café.

« J’aurais voulu manger ça là, dans la salle Kujaku[2]… Oui, c’est mon rêve. »

Elle avait pris la peine de chercher sur son iPhone des images de cette salle pour les montrer, non seulement à Utako, mais aussi au réceptionniste. Utako, qui écoutait parler sa cadette avec tant de passion, ne ressentait aucune émotion particulière.

Pour être honnête, elle ne s’intéressait pas spécialement à l’histoire et ce qui l’inquiétait était plutôt de savoir combien la future mariée avait dépensé sur Yahoo Auctions pour une chose pareille, quand elle aurait plutôt dû se dépêcher de s’occuper des préparatifs pour la cérémonie.

Même au Shiseido Parlour de Ginza où elles s’étaient arrêtées sur le chemin du retour, sa sœur continuait de parler, toute excitée, en buvant un soda citronné.

« Comment venir jusqu’ici sans commander leur fameuse eau gazeuse au citron ! »

Elle jeta un mauvais regard à Utako qui mangeait un parfait au chocolat.

« Vu qu’on est à Ginza, j’aimerais bien prendre un curry et un café à Matsumotoro dans le parc Hibiya, ou alors manger un jarret de porc à LOHMEYER, par exemple ! »

Apparemment, c’étaient les noms de restaurants fondés aux ères Meiji ou Taishō que fréquentaient les intellectuels de l’époque, mais Utako, qui ne pensait qu’à faire du shopping au centre commercial GINZA SIX, avait la tête ailleurs.

« En fait, tu es née à la mauvaise époque, non ? » lança-t-elle pour blaguer.

Sa sœur acquiesça avec sérieux.

« Oui, peut-être. »

Et pourtant.

Impossible.

Utako comptait sur ses doigts à mi-voix. Dix ans depuis le grand séisme du Kantō.

Donc, ça, c’était l’hôtel Impérial de 1933, époque où Tokyo était la capitale impériale. La huitième année de l’ère Shōwa. Elle rassembla tant bien que mal ses souvenirs de livres d’histoire : c’était l’année où l’empire du Grand Japon s’était retiré de la Société des Nations et celle de la naissance de l’Allemagne nazie.

Utako savait grâce à une émission télévisée sur les séismes que, le 3 mars 1933 aussi, il y avait eu un tremblement de terre dans la région du Sanriku ayant entraîné un énorme tsunami. Elle avait par hasard gardé le jour en mémoire car c’était celui de la fête des poupées avec une suite de « 3 » dans la date.

Quand elle reprit ses esprits, ils avaient passé l’étang aux lotus et étaient arrivés au niveau de la façade en pierre d’Ōya sculptée.

Le taxi fut ouvert par un portier.

Utako, toujours perplexe, descendit de voiture en prenant soin de ne pas marcher sur le pan de sa jupe.

En regardant par-dessus son épaule, elle vit que le véhicule était une Ford T d’un noir brillant.

Elle posa un pied dans l’hôtel Impérial, dont le sol était couvert de moquette pékinoise rouge. Une femme vêtue d’une robe de soirée bleu cobalt et un homme en smoking gravissaient les escaliers de l’entrée. Des puits de lumière en pierre d’Ōya semblaient rayonner comme des lanternes.

Sa sœur mourrait de jalousie si elle apprenait qu’Utako avait vu tout cela de ses yeux. Cette dernière, ayant recouvré ses esprits, chercha son iPhone, mais elle ne le trouva ni dans son sac en perles de verre, ni ailleurs. 

L’heure de la cérémonie était sans doute passée. À ce stade, il n’y avait plus qu’à en profiter. Utako contourna la réception face à elle et s’avança vers le fond du hall.

Et si je prenais un verre au bar Impérial ?

Ou pourquoi ne pas aller voir le jardin sur le toit ?

Elle se souvint des paroles de sa sœur.

« Enfin bon, même si l’hôtel Impérial a résisté au séisme, il a brûlé sous les bombardements de Tokyo. »

Dans un peu plus de dix ans.

Dire que cet endroit allait partir en flammes à cause de la guerre.

« Donc, finalement, c’est peut-être une bonne chose que je sois née à notre époque. »

Sa petite sœur avait dit cela très vite. Cependant, cela dépassait l’imagination d’Utako.

Deux femmes aux cheveux courts et permanentés, en jupe serrée et talons hauts, la dépassèrent, tout excitées.

Bientôt, on exposerait dans le parc Hibiya situé en face un B-29 abattu, bientôt, des bombes atterriraient sur le restaurant Sansuirō établi derrière et les têtes de chevaux seraient arrachées, puis la salle Kujaku elle aussi s’effondrerait sous les flammes, avait dit sa sœur.

Malgré l’air conditionné trop faible et la chaleur un peu étouffante, chaque recoin de l’hôtel resplendissait. Ce moment était aussi celui où le Japon avait attaqué la Chine, mais cela, Utako ne le savait pas.

Ici ne se trouvait personne en pantalon large de travail ou en tablier de cuisine comme elle l’avait autrefois vu sur une photo en noir et blanc. De somptueuses fleurs étaient disposées sur des tables couvertes de nappes. Des pierres précieuses scintillaient aux doigts des femmes présentes, et on apercevait nombre de clients étrangers à la peau blanche ou noire, visiblement fortunés.

Depuis la grande salle à manger, on entendait la musique que jouait l’orchestre. 

« Je n’arrive pas à croire ce qu’il se passera dans un peu plus de dix ans », murmura Utako en se dirigeant vers la mélodie.


Kobayashi Erika, Teikoku, TRANSIT 51 (2021)
Traduction Amira Zegrour


[1] Tōdai, installée le 1er septembre 1933 dans le parc Sukiyabashi, est une sculpture en bronze de l’artiste Kitamura Seibō (1884-1987). Elle représente un lion aux pieds d’un jeune homme portant une torche et symbolisant la résistance aux tremblements de terre, comme l’indique la plaque « Face aux séismes imprévus, des préparatifs constants ».

[2] La grande et somptueuse salle Kujaku de l’hôtel Impérial fait 1965 m2 et 6 m sous plafond, et peut accueillir 1 320 personnes lors de banquets, 2 000 pour des buffets debout.


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