L’Académie de ballet Sakata ou « Le Taiheiki cours par cours »

Cela fait déjà longtemps que je compte les années qui me restent à écrire. Mais je suis presque arrivée au bout de la précieuse soixantaine, sans avoir trouvé le temps de coucher sur le papier « ce que je voudrais laisser au monde ». Et je manque d’énergie. J’ai beau à présent me souhaiter longue vie pour le faire, cela change rien. J’ai donc décidé de m’y mettre, ne serait-ce qu’un peu, quand on m’en offre l’occasion, comme ici. Il s’agit de souvenirs de pratiques artistiques. Je pense les rassembler dans un livre qui s’intitulerait Le Taiheiki[1] cours par cours ou le Professeur Kansui ; à supposer que je n’y arrive pas, je pourrai au moins en laisser quelques fragments. Ce sera aussi la chronique de l’époque que j’ai vécue en tant que Japonaise.

Si mes souvenirs d’enfance sont presque tous vagues, ils comportent çà et là des plages d’une netteté quasiment éblouissante. Comme ceux de l’Académie de ballet Sakata, un cours de danse classique occidentale ouvert dans le Japon pauvre qui se relevait de la défaite. C’est là que j’ai accompli mes premiers pas dans les diverses pratiques artistiques auxquelles je me suis essayée plus tard, avec des coupures plus ou moins longues, sans jamais obtenir de résultats notables.

Il y a, sur la ligne de chemin de fer privée Odakyū qui part de Shinjuku et s’avance toujours plus vers l’ouest dans la plaine de Musashino, une gare du nom de Chitose Funabashi, au nord de laquelle était située notre maison. Quand j’étais enfant, le trajet jusqu’aux voies de chemin de fer me paraissait incroyablement long. Peut-être parce que j’avais une grosse tête et des jambes fines comme des baguettes de tambour sur lesquelles les muscles ne se développaient pas, et que je tombais en avant quand je me mettais à courir.

J’ai commencé la danse classique avec ma grande sœur l’année où je suis entrée à l’école primaire municipale Sakuragaoka de l’arrondissement de Setagaya, le traditionnel cartable rouge des nouveaux écoliers sur le dos. Elle se trouvait « de l’autre côté des voies », juste après le passage à niveau de la gare. Je ne l’ai fréquentée qu’un an, avec ma sœur. Dans cette période d’explosion démographique, on en construisait sans cesse de nouvelles, pour accueillir le nombre toujours croissant d’élèves de la génération du baby boom née quelques années avant moi. La chanson de l’école avait une jolie mélodie et de belles paroles – « Le gazouillis des oiseaux / Au bord des ruisseaux / De Musashino / Plaine verdoyante », mais le bâtiment, situé au cœur d’un quartier animé, était vieillot. Comme mes parents trouvaient dangereux de me laisser rentrer seule, avec ma grosse tête ballottante, par la rue qui suivait le chemin de fer, empruntée par un flot ininterrompu de vélos, tricycles à moteur et autobus, j’attendais dans la cour poussiéreuse la fin des cours de ma sœur qui était deux classes au-dessus de moi[2]. Trop craintive pour me hisser sur les barres fixes toutes proches, et pas assez ingénieuse pour avoir l’idée de faire mes devoirs, je trouvais le temps long. Deux fois par semaine, en rentrant de l’école, nous allions à l’Académie de ballet Sakata. Madame Sakata, la professeure, habitait du « mauvais côté » des voies de chemin de fer, et son studio se trouvait du bon. 

Les conversations téléphoniques que j’ai eues avec ma sœur pour écrire ce récit nous ont fait comprendre que pendant plus d’un demi-siècle, nous nous étions trompées. Persuadées d’avoir commencé le piano en même temps que la danse classique, nous nous sommes aperçues qu’en réalité la danse avait précédé le piano de près de dix mois. Une découverte sans aucune importance pour autrui, mais ahurissante pour nous deux.

Sachant que je vais m’égarer si je commence à écrire sur ma mère, je le ferai ailleurs (il a déjà été question d’elle dans son récit autobiographique et dans mes romans). Disons, pour faire court, qu’elle avait conçu un rêve pour l’aînée de ses filles. Fille illégitime d’une geisha vieillissante, elle avait pu aller au lycée grâce à la générosité de son père, mais elle avait grandi à la marge de la classe moyenne d’avant-guerre. Son ambition pour son aînée en était sans doute le contrecoup. Perpétuellement mue par de confuses aspirations, ma mère avait passé sa vie à vouloir décrocher la lune. Pourtant, le rêve qu’elle caressait pour ma sœur était terriblement concret, prosaïque au point de ne pas mériter ce nom. Son cousin pianiste aux manières d’aristocrate, qu’elle avait admiré pendant toute son enfance, enseignait à la faculté de musique de l’Université féminine Ferris, et elle voulait que ma sœur apprenne le piano avec lui et devienne ensuite son étudiante à Ferris. Elle ne rêvait pas pour elle d’une carrière de soliste ni même de la voir réussir le concours d’entrée à l’Université des arts de Tokyo ou à l’université de musique Tōhō Gakuen. Sa seule ambition était que ma sœur soit admise à Ferris, dont la faculté de musique était connue à l’époque comme une institution pour jeunes filles de bonne famille. Elles y accédaient sans difficulté si elles avaient commencé tôt le piano et l’avaient travaillé avec constance. Cela n’empêchait pas ma mère de déployer un zèle extraordinaire pour les leçons de piano de ma sœur. Croyait-elle que la fille d’une personne comme elle ne pourrait que très difficilement atteindre cet objectif ? Si c’était le cas, quelle pitié ! À cause d’elle, tout chez nous tournait autour du piano de ma sœur et notre quotidien était décalé, si bien que ma sœur et moi avons cru pendant de longues années que les leçons de piano de ma sœur formaient l’essentiel et que nous n’avions commencé la danse qu’accessoirement.

Heureusement pour moi, ma mère n’avait pas d’aspirations aussi précises pour sa cadette.

« Donc, la danse est venue d’abord…, a dit ma sœur d’une voix émue au bout du fil.

— Je ne m’y attendais pas.

— Mais je me demande bien pourquoi.

— Elle ne devait pas encore avoir assez d’argent pour acheter un piano. »

Mon père était un simple salarié qui changeait souvent d’employeur. Comme ma mère travaillait pour une amie talentueuse, nous étions plus à l’aise qu’une famille lambda, mais nous n’étions en aucun cas riches. Quand un accordeur m’a récemment appris qu’avant le début de la production en série, au milieu des années soixante, un piano droit coûtait l’équivalent d’un an du salaire moyen, j’ai été sidérée. J’ai vérifié, c’est exact. L’instrument qui avait fait son apparition chez nous était droit, et d’occasion, mais c’était avant le début de la production en série, et il avait dû entraîner une dépense importante, puisque il avait fallu, pour l’introduire chez nous, abattre le mur sud de la maison et faire construire une nouvelle pièce, la « chambre des enfants ». J’ai un peu de mal à l’imaginer de sa part, mais ma mère aurait-elle consciencieusement épargné dans ce but ? N’aurait-elle pas plutôt, ce qui lui ressemblerait davantage, trouvé le moyen d’emprunter ces fonds sous un prétexte ou un autre ?

Quand on se penche sur son enfance après la mort de ses parents, presque tout est incompréhensible, ce n’en est que plus intéressant. Ma pauvre mère n’avait pas eu la possibilité de pratiquer un art quelconque alors qu’elle en rêvait, et elle voulait probablement que ses filles commencent quelque chose.

« Mais comment a-t-elle eu l’idée de nous faire faire de la danse classique ? » ai-je demandé à ma sœur.

Son récit autobiographique ne mentionnait pas sa fascination pour cet art.

« Tu sais bien qu’elle adorait tout ce qui était occidental !

— Oui, c’était comme ça chez nous. »

Après la mort de ma grand-mère, ma mère m’avait raconté une anecdote dont je n’avais gardé aucun souvenir. Un jour, un nouveau meuble, un miroir à trois faces sorti tout droit d’une production hollywoodienne, avait fait son apparition dans la chambre de mes parents. Jusque là, le seul où l’on pouvait se voir en pied était celui de la vieille coiffeuse japonaise de ma grand-mère, en bois sculpté kamakura-bori. À ce qu’il paraît, j’aimais minauder devant. Ma grand-mère, qui l’avait remarqué, aurait suggéré à ma mère de me faire apprendre la danse traditionnelle japonaise, puisque j’étais douée pour minauder. 

« C’est ce que Mamie a dit, mais la danse traditionnelle japonaise, ça coûte tellement cher qu’on n’aurait jamais pu se le permettre. »

Après la mort de ma grand-mère, ma mère me répétait parfois ses paroles, comme si elle venait de s’en souvenir, et toujours sur le ton de la justification. Ma grand-mère qui avait vécu toute sa vie dans l’ombre connaissait sa place et ne devait d’ordinaire pas se mêler de l’éducation de ses petites-filles. Peut-être parce que les rares fois où elle l’avait fait, ma mère n’en avait pas tenu compte. (Cette anecdote qui dormait au fond de ma mémoire m’était revenue à l’esprit vingt ans plus tard quand j’ai maîtrisé l’art de tenir au-dessus de ma tête l’éventail, accessoire indispensable de la danse traditionnelle japonaise.) Mais à la base de cette justification (ça coûte cher), il y avait ce goût pour l’Occident.

Il ne lui était pas propre, c’était celui de notre famille.

Les activités artistiques que les parents font faire à leurs enfants ont de tout temps révélé leur aisance matérielle, et simultanément leurs inclinations. Mon amie Rié habitait une maison qui ne paraissait pas particulièrement plus opulente que la nôtre mais, outre le piano, elle apprenait le koto et la danse japonaise traditionnelle. C’était aussi le cas d’amies de ma sœur. Un jour, j’ai accompagné Rié à sa leçon de koto et, en la voyant s’incliner pour saluer son enseignante, les deux mains sur les tatamis, et mettre au bout de ses doigts les onglets en ivoire qu’elle venait de sortir de leur bel étui en tissu fleuri, avec la componction impressionnante propre à ceux qui pratiquent un art traditionnel, je l’ai enviée fugitivement, même si j’avais du mal à m’imaginer apprendre cet instrument. L’idée que les arts traditionnels japonais étaient comme les lanternes, qualifiées par Yojirō, le beau parleur hardi de Sanshirō[3], de « vestiges d’une époque révolue sans aucune utilité pour les jeunes d’aujourd’hui », se répandait rapidement au Japon, malgré des différences d’ardeur et de vitesse. Ma famille se distinguait à cet égard par son empressement à s’occidentaliser.

De plus, bien qu’un siècle se fût écoulé depuis la fin de la fermeture du Japon, les billets d’avion coûtaient à l’époque un prix exorbitant, et le pays était encore, d’une certaine façon, fermé au monde. À la fin de l’époque d’Edo, le médecin « hollandais » Ogata Kōan avait fondé à Osaka l’école Tekijuku pour enseigner la civilisation occidentale avancée dans le pays alors isolé, et les pratiques artistiques occidentales, piano ou danse, que j’ai mollement entreprises enfant, toutes dépourvues d’utilité qu’elles soient, me paraissent, replacées dans le cours de l’Histoire, lointainement liées à l’école Tekijuku.

« Et la danse classique commençait à être à la mode à ce moment-là », a continué ma sœur au téléphone.

Elle avait raison : la danse occidentale, appelée baréé [du français ballet] en japonais, commençait alors à se répandre dans les classes populaires japonaises. J’avais vu dans un magazine pour fillettes (Shōjo ou Ribon, je ne sais plus) une photo de la divinement mignonne Matsushima Tomoko – aux extraordinaires grands yeux – des chaussons rouges aux pieds. Ces magazines offraient aussi des feuilletons en bande dessinée sur le thème de la danse classique, avec des histoires dans lesquelles une méchante petite fille voulait invariablement priver une enfant sage du premier rôle. Même si très peu de gens faisaient alors de la danse classique, l’image de la petite ballerine s’était immiscée dans le quotidien des enfants. Ma mère devait y avoir été sensible et, comme le cours était à portée de sa bourse, elle avait décidé de nous y inscrire, ma sœur et moi, même si nous n’en avions pas exprimé le désir. 

Internet n’existait bien sûr pas. Le téléphone que nous avions demandé des années plus tôt n’était pas encore arrivé chez nous, et nous ne devions pas non plus avoir d’annuaire. Malgré son nom pompeux, l’« Académie de ballet Sakata » était un cours de quartier qui n’attirait que des élèves des alentours, et j’ignore comment ma mère avait appris son existence à Chitose Funabashi. Aucune élève de ma classe ou de celle de ma sœur ne le fréquentait. Peut-être y avait-il eu une affichette sur un poteau électrique près de la gare.

Je ne me rappelle rien du studio lui-même, et très peu de choses des leçons. Je n’ai qu’un souvenir flou de la professeure, une femme au joli visage, un peu ronde, de l’âge de ma mère. Heureusement, elle était gentille et je ne me souviens pas qu’elle m’ait jamais grondée. La seule chose que je n’ai pas oubliée, c’est qu’elle avait dit, sur un ton presque attristé : « Une danseuse qui aurait les bras de Minae et les jambes de Kanae serait parfaite ! » Ma sœur l’avait répété textuellement à mes parents, que cela avait beaucoup amusés. Contrairement à moi, elle était musclée, mais aurait manqué de souplesse. D’ailleurs, lorsque ma mère avait constaté de ses propres yeux la raideur de ma sœur – je crois que c’était pendant le spectacle de deuxième année –, elle avait immédiatement mis fin à sa carrière de ballerine. Du moins était-ce la chute de l’histoire qu’elle racontait. Ce devait tenir aussi à la nécessité pour ma sœur de se concentrer sur le piano. J’imagine que j’ai dû arrêter en même temps qu’elle, car je ne me rappelle pas être allée seule à l’Académie de ballet Sakata. Ce dont je me souviens, c’est que quelque temps après, je prenais le train seule pour me rendre au cours de danse moderne d’un élève d’Ishii Baku[4], d’un niveau légèrement supérieur à l’école de danse classique du quartier.

Ce qui veut dire que j’ai fréquenté l’Académie de ballet Sakata un peu moins de deux ans. Mais combien ces deux années ont marqué l’enfant que j’étais ! Et ce n’est pas tout. À l’époque, je n’aurais même pas pu imaginer qu’à l’âge de douze ans, je déménagerais à New York avec ma famille, pour le travail de mon père, et que je mènerais ensuite une vie tout à fait différente de celle des Japonais de ma génération. Si les souvenirs que j’ai du Japon avant ce départ ont pris pour moi une signification particulière, c’est parce que j’ai vécu ces années-là comme eux. Le mot « peuple » a probablement un sens différent pour chacun de nous, mais s’il signifie « ne pas appartenir aux classes privilégiées », j’étais une enfant du peuple. Juste après le passage à niveau, il y avait une échoppe de pâte de poissons. Un jour, en revenant de l’école, j’y ai croisé le regard d’un garçon de ma classe. Il se tenait là, un balai à la main, et j’ai eu le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal. Mais nous vivions tous les deux dans un Japon où la pauvreté était normale, nous nous régalions de bâtonnets glacés à l’odeur de plastique en été et nous avions les mains gercées en hiver. L’Occident était encore lointain ; l’opulence des États-Unis ressemblait à un conte de fées. C’est en tant que petite Japonaise ordinaire que j’ai pris les premiers cours de ma vie à l’Académie de ballet Sakata.

Si j’ai encore dans l’oreille la musique entendue pendant ces deux ans, c’est qu’elle offrait assurément une éducation artistique de qualité. Mais je n’en avais absolument pas conscience alors. En tant que petite Japonaise ordinaire, le spectacle annuel était ce que je préférais. Le goût qu’ont la plupart des petites filles pour s’habiller en princesse est inouï. Cette aspiration est bien plus universelle que le désir de se déguiser. L’engouement mondial pour la robe de La Princesse des neiges m’a inspiré une stupéfaction condescendante (y avait-il vraiment des parents assez bêtes pour acheter un vêtement aussi bête ?), qui, en y repensant, n’avait pas lieu d’être. Moi aussi, j’étais ravie de pouvoir m’habiller en princesse grâce au spectacle annuel. 

« Parce que toi, tu aimais qu’on te regarde ! »

Ma sœur a raison de se moquer de moi.

Certes, en maternelle, lorsque j’avais « dansé » en faisant des mouvements de bras sur une scène improvisée, avec une traîne qui ne devait être qu’un drap blanc, j’étais un peu contente de troquer mes vêtements d’enfant pour un semblant de costume, mais mon ressentiment de ne pas avoir une vraie tenue de scène l’avait emporté. Pour le spectacle annuel de l’Académie de ballet Sakata, nous portions des costumes trop beaux pour nos compétences de ballerines. Ils ne supporteraient pas la comparaison avec ceux des petites Japonaises qui étudient la danse classique aujourd’hui, d’un luxe qui n’a rien à envier à celui des costumes des petits rats de l’Opéra de Paris, mais ils me satisfaisaient amplement.

C’était bien sûr des tutus, avec une jupe formée de plusieurs épaisseurs de tulle légèrement apprêté, dont les plis font paraître plus amples et plus légers les mouvements de la danseuse. Lorsque j’avais été choisie pour le rôle du vilain petit canard du ballet éponyme, parce que j’étais l’élève la plus jeune, je me souviens que j’étais la seule à en avoir un de couleur vert émeraude – celui des autres était blanc. En y repensant, c’était une couleur d’un chic raffiné, d’une grande audace pour une enfant. Pour Les Sylphides, un ballet dansé en groupe, nous portions un tutu romantique, dont la jupe longue allait presque jusqu’au sol. Il méritait son nom : il n’y a pas de vêtement plus romantique. Dès l’instant où on le passait, on avait l’impression d’être devenue un génie féminin ailé, on entrait dans une autre dimension. C’était encore mieux que d’être une princesse. 

Je me souviens encore de la robe longue évasée pour Amaryllis, de son tissu rêche et même bon marché. Comme toutes les élèves du cours avaient dû, pour une raison quelconque, les commander individuellement, ma mère avait conservé les nôtres après que ma sœur et moi avions cessé de le fréquenter. De grandes fleurs rondes faites de plusieurs couches de dentelle bleu clair ou mauve étaient cousues au bas de la jupe au tissu brillant comme de la soie, peut-être du nylon. Au retour de l’école, je profitais parfois de l’absence de ma mère qui était au travail et de ma sœur qui n’était pas encore rentrée pour la sortir du fond du tiroir où elle gisait, telle une fleur fanée, et pour la mettre. Le jour où je n’ai plus pu entrer dans la mienne, celle de ma sœur m’allait encore, et j’ai continué à m’en vêtir en cachette pendant quelques années. Sans doute pour rompre un peu la monotonie de mon quotidien d’écolière, répétitif et ennuyeux. Consciente de la vision consternante que j’offrais, et apitoyée sur ma pauvre personne, portant pareille tenue dans une minuscule pièce remplie de meubles si ordinaires. Dans son récit autobiographique, ma mère raconte que lycéenne, elle s’était fabriqué une robe de soirée à volants avec le tissu de vieux kimonos de coton qu’elle avait décousus, une performance remarquable, mais qu’elle ne s’en vêtait que pour dormir sur le mince futon de son pauvre logis car elle savait qu’elle ne pouvait la mettre pour sortir. Avait-elle gardé nos tenues pour Amaryllis parce qu’elle n’avait pu se résoudre à jeter des choses aussi coûteuses ? Tout comme elle n’avait pu se débarrasser de ses rêves passés ? 

Ma mère et moi étions différentes à bien des égards, mais aujourd’hui, plus de dix ans après sa mort, je m’aperçois que je lui ressemble plus que je ne le croyais.

Qu’on me maquille pour le spectacle annuel me réjouissait. J’ai encore une photo en noir et blanc sur laquelle, le visage enduit de fard gras blanc, les yeux cernés de noir, je tends les lèvres avec une expression docile pour que l’on y applique du rouge.

Contrairement à ma mère et moi, ma grande sœur n’aimait pas du tout qu’on la regarde. À partir d’un certain âge et jusqu’à ce qu’elle entre dans l’adolescence, la tenue pour Amaryllis ou le maquillage ne l’intéressaient pas plus que si elle avait été un garçon. Plus stupéfiant encore, elle avait une prédilection clandestine pour la culture japonaise. Elle aimait les histoires de samouraïs ou de ninjas (d’où pouvait-elle les connaître en vivant chez nous ?) et s’imaginait, dit-elle, en samouraï, avec, à la ceinture, la grande et la petite épée, en ninja d’Iga ou de Kōga, ou en Sarutobi Sasuke[5], un des Dix Braves de Sanada, foulant de ses sandales de paille une grand-route de l’époque d’Edo alors qu’elle marchait dans les rues encombrées de Chitose Funabashi. (Les pieds en dehors, comme il convenait à l’homme qu’elle imaginait être, une mauvaise habitude dont elle ne s’est jamais débarrassée.) Elle connaissait par cœur les huit couplets, depuis le premier qui commence par Shichirigahama no isotsutai, jusqu’à la fin du dernier, Mukashi no oto ya komoruran, de la chanson « Kamakura »[6] qui raconte les exploits de Nitta Yoshisada, relatés dans le Taiheiki, et m’a dit qu’il lui arrivait de pleurer en pensant à ce grand guerrier. Je n’ai gardé aucun souvenir de l’affiche multicolore d’Ichikawa Raizō, cet acteur populaire dont le nom m’emplit de nostalgie, dans le rôle principal de Yosaburō et ses cicatrices, un film en costume, que ma sœur avait vu à la gare de Chitose Funabashi et qui lui avait fait secrètement regretter que nos parents nous emmènent voir tous les films Disney mais jamais ceux du cinéma japonais de ce genre.

Les enfants sont des créatures bizarres.

J’avais subodoré que ma sœur était une hérétique parmi nous mais, jusqu’à ce que je l’appelle pour parler de ce cours de danse que nous avions fréquenté autrefois, j’ignorais à quel point c’était le cas.

« Comment as-tu réussi à concilier cela avec tout ton piano ?

— Je n’y pensais pas. Mais j’étais vraiment triste de ne pas être née à l’époque d’Edo. »

Mes parents sont morts dans l’ignorance de la vie intérieure de ma sœur enfant.

Je ne me rappelle pas avoir souhaité exceller en danse classique. Mais lorsqu’une collégienne du nom de Gōda Tomoko dansait, je ne pouvais détacher mes yeux d’elle. Avec ses cheveux en queue-de-cheval, sa petite tête, ses jambes et ses bras si longs, elle était tout simplement la plus belle de toutes les élèves. Le plus merveilleux chez elle, c’était ses jambes : déjà des jambes de danseuse classique, aux muscles sculptés et mobiles. Je ne pense pas qu’elle ait pu acquérir sa technique à l’Académie de ballet Sakata. Elle avait sans doute étudié ailleurs, avant d’emménager à Chitose Funabashi. Quand elle dansait seule, nous lui laissions toute la place, au milieu, en nous collant respectueusement au mur. Pour l’Humoresque de Dvořák, elle commençait allongée au sol, comme dans la pose finale de La Mort du cygne, en levant lentement un bras après l’autre, et c’était vraiment magnifique. Pour le tempo rapide du Papillon de Chopin, elle agitait légèrement les deux bras comme des ailes, le buste penché. Et il y avait aussi ce morceau, peut-être un extrait de Don Quichotte, quand elle retournait vivement son éventail, s’en cachait le visage, l’agitait au-dessus de sa tête. Elle était presque ensorcelante. 

Lorqu’elle m’appelait « ma petite Minae », en me souriant, j’en avais le cœur chaviré. Je me demandais s’il existait sur terre un homme qualifié pour épouser une femme aussi belle, et à quoi il ressemblerait. Elle n’avait pas le moindre défaut et a dû rencontrer quelqu’un de bien.

Les leçons sur la danse classique que nous devions suivre, probablement une fois par mois, au domicile de madame Sakata, réparties par groupes d’âge, étaient la seule chose que je n’aimais pas. La vie est étrange. Quand j’y repense à présent, ces leçons ennuyeuses m’émeuvent profondément.

Elle habitait un petit appartement dans une bâtisse en bois tout près de la gare. Plus tard, j’ai pris des cours de piano à Den’enchōfu, au domicile de la professeure, une belle jeune femme. Une splendide demeure qui associait le style japonais et le style occidental, avec du gazon dans le jardin, où je prenais mes leçons dans un salon à l’occidentale qui avait un bow-window assez grand pour que l’on puisse s’y asseoir, et des meubles disposés ça et là dans la pièce spacieuse dont je me dis maintenant qu’ils avaient dû être rapportés d’Occident par son père ou son grand-père. L’ambiance raffinée qui y régnait n’avait rien à voir avec notre intérieur. Par contre, le logement de madame Sakata était petit, sans doute deux pièces à tatamis. Elle nous faisait cours dans celle adjacente à la cuisine, avec vue sur la bouilloire en aluminium, la petite marmite pour la soupe au miso et la bouteille de sauce soja, et nous nous y asseyions à même le sol autour de la table basse et ronde. Habituée que j’étais aux chaises de notre maison meublée à l’occidentale, cela me paraissait un peu bizarre, d’autant plus que nous étions là pour une leçon sur la danse classique européenne, mais l’enfant que j’étais ne s’y attardait pas.

Aujourd’hui bien sûr, j’y réfléchis. À en juger d’après son âge, madame Sakata avait probablement étudié la danse classique à un niveau professionnel avant la guerre, et devait donc appartenir à un milieu plutôt aisé, familiarisé avec la civilisation occidentale. Comment se faisait-il qu’elle vécût dans un modeste deux-pièces à tatamis ? J’ai même l’impression qu’on y entendait les trains et le signal annonçant la fermeture du passage à niveau.

« Elle aurait épousé un homme pauvre ?

— Rien ne laissait penser qu’elle était mariée, a répondu ma sœur à l’autre bout de la ligne. Aucun homme qui aurait pu être son époux n’assistait au spectacle annuel. »

L’opinion de ma sœur, qui a deux ans de plus que moi, pesait lourd.

« Sa famille a dû tout perdre », a-t-elle ajouté.

Une situation fréquente après la guerre.

« Tu veux dire qu’elle vivait du cours de danse ?

— Peut-être. »

Elle ne faisait pas l’effet d’avoir des problèmes d’argent, mais son logement était modeste. La ferveur qu’exprimaient ses leçons destinées à nous faire connaître la danse classique dans cet archipel de l’Extrême-Orient réchauffait cette petite pièce à tatamis comme une source de chaleur. C’est ce que je voudrais écrire, mais le matériel empilé sur la table basse dont elle se servait ne montrait rien de tel – articles découpés dans des magazines, photos de danseurs classiques européens, illustrations de différents costumes et poses – tout était vieux, jauni, écorné. L’époque était ce qu’elle était. Pour l’opéra, grâce au rôle-titre de Madame Butterfly, la soprano Miura Tamaki avait chanté très tôt en Occident, dès l’ère Taishō, et quelques années plus tard, les premiers pianistes japonais s’étaient produits ailleurs qu’au Japon. Mais il a fallu attendre jusqu’aux années soixante-dix, je pense, pour qu’un ou deux danseurs japonais apparaissent sur une scène internationale. Il y en a aujourd’hui dans les compagnies du monde entier, c’est une des choses qui fait ressentir que nous avons changé d’époque, mais je suis sûre que madame Sakata, la professeure de mon enfance, avait découpé ces articles avec passion quand elle se formait à la danse sans même rêver de se produire ailleurs qu’au Japon. Elle était devenue adulte, il y avait eu la guerre, les années avaient passé très vite, et peut-être avait-elle été surprise un jour de constater qu’elle enseignait sa discipline à des enfants de son quartier. À force de voir ses élèves arrêter la danse au bout de quelques années sans avoir fait de progrès notables, elle avait dû perdre sa ferveur. Aucune passion n’émanait d’elle quand elle alignait sur la table ses documents jaunis et nous parlait du vocabulaire de la danse classique, de ses costumes et de son histoire, tandis qu’assise en tailleur sur les tatamis, je copiais au crayon dans mon cahier les illustrations des positions de base, échappépassétendurelevé, et autre arabesque

J’aimais dessiner.

Un jour, Mme Sakata avait montré un enthousiasme hautement inhabituel chez elle. Elle nous avait parlé d’un danseur russe d’une époque passée, qui possédait un don extraordinaire, inégalé, dont les sauts étaient prodigieux. Il restait si longtemps en l’air que les spectateurs l’avaient presque oublié lorsqu’il en redescendait.

Impossible, me suis-je dit. Je ne connaissais pas encore les mots « loi de la gravitation », mais je savais que les objets et les personnes retombent.

Les yeux brillants, elle avait continué :

« Vous voyez, il prenait son envol comme ça… »

Ses mains s’étaient écartées de la table pour former un demi-cercle dans le vide, de la forme d’un arc-en-ciel, et s’étaient immobilisées un instant.

Toutes les élèves qui suivaient des yeux le mouvement de ses mains ont levé le menton. Moi aussi.

« Et il redescendait comme ça. »

Ses mains étaient lentement revenues vers la table en faisant le même demi-cercle.

La silhouette d’un danseur russe doucement redescendu sur la scène après son envol était apparue.

Dix ans plus tard, au Metropolitan Opera de New York, un théâtre d’un luxe extrême, où mes parents m’emmenaient souvent, j’ai vu Rudolf Noureev se propulser dans des sauts d’un bout à l’autre de la scène. Ce danseur génial à l’extraordinaire pouvoir d’attraction qui avait fui l’Union soviétique quelques années auparavant suscitait l’admiration du monde entier. J’étais presque adulte quand j’ai su qu’on disait qu’il était la réincarnation de Nijinski, le fondateur de la danse classique au XXe siècle. Et je l’étais vraiment quand j’ai appris que Nijinski était célèbre pour ses sauts qui donnaient l’impression qu’il s’arrêtait dans l’air. 

Madame Sakata nous avait parlé de Nijinski.

Les chaussures de toile des enfants abandonnées en désordre dans la petite entrée au sol de béton. La pièce à tatamis exiguë où flottait une odeur de miso et de sauce soja, d’où l’on voyait la cuisine. Les cartables rouges entassés dans un coin. Le soleil indolent de l’après-midi. Les documents écornés sur la table basse. Les cahiers. Les crayons de papier. Et Nijinski qui prenait son envol.

Je voulais laisser une trace de cette scène, un moment de l’histoire du Japon, et donc de l’histoire mondiale.


[1] Taiheiki, ou « Récit de la Grande Paix », chronique guerrière du XIVe siècle en 40 fascicules, rédigée vers 1371 et remaniée ensuite, non traduite en français.

[2] Au Japon, les heures de cours augmentent avec l’âge des élèves. 

[3] Il s’agit du roman éponyme de Natsume Sōseki. 

[4] 1886-1962, danseur et chorégraphe, pionnier de la danse moderne au Japon.

[5] Ce personnage de fiction qui était à la tête d’un groupe de dix ninjas, les Dix Braves de Sanada, était alors aussi connu au Japon que Zorro en France. 

[6] Écrite en 1914, cette chanson relate la prise de Kamakura, alors siège du bakufu, le 22 mai 1333, par Nitta Yoshisada, un guerrier fameux qui fait partie des héros semi-légendaires de l’histoire japonaise. Il réussit à prendre la ville « en passant par la plage de Shichirigahama », comme le dit le premier vers de la chanson, alors que le dernier vers note, en langue classique, que l’on entend encore à Kamakura les sons du temps jadis.


Mizumura Minae, Sakata Baredan, 2021
Traduction Sophie Refle

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Estampe japonaise

Lilas des Indes

Des plantes occidentales exotiques y germaient parfois, charriées par les déjections d’oiseaux, mais c’était avant tout un jardin japonais. Faute d’entretien, palmiers, camphriers, oliviers odorants et rhododendrons, camélias d’automne, magnolias à grandes fleurs, pins des bouddhistes, cleyères du Japon et broussailles, mais aussi cèdres du Japon poussaient à foison, dans l’anarchie la plus totale.
Estampe Japonaise

Les poux

Il avait deux seconds, Tsukuda Kyūdayū et Yamagishi Sanjūrō, le bateau de Tsukuda portait une bannière blanche, celui de Yamagishi, une bannière rouge. On rapporte que les konpira-bune, d’un tonnage de cinq cents koku, avaient fière allure lorsqu’ils quittèrent le delta pour la mer, avec leurs bannières rouge et blanche claquant au vent.