Jardin des plantes martiennes

(Le Musée fantastique, « juillet »)

Dans le ciel gris, les nuages ressemblaient à la queue d’un poisson suspendu. La rumeur lointaine de la mer répercutait faiblement son écho. La brise marine humectait les herbes éparses sur la colline de terre rouge au sommet de laquelle se dressait la clinique. D’en bas, levant les yeux, on apercevait des tourelles percées de meurtrières, un pont-levis, les douves profondes d’un château-fort à la mode étrangère, que les gens du village appelaient l’Asile d’aliénés ou la Maison des fous, dénominations obsolètes, et dont il se racontait que l’enceinte de béton brut et les barreaux de fer abritaient des chambres de torture imprégnées de sang, des cachots scellés de chaînes. En réalité c’était, de loin, l’une des cliniques psychiatriques les mieux équipées du Japon.

L’endroit était également fameux pour les dizaines de camions de terre noire qu’on y avait transportés afin d’implanter une immense roseraie. De nouvelles espèces de fleurs s’entremêlaient, s’entrelaçaient, s’épanouissaient dans une insolite beauté, qui avait vite suscité de nouvelles conjectures de la part des villageois mais, quant au nom bizarre de ce « Champ de concentration », le directeur de la clinique, lorsqu’on lui posait la question, en expliquait ainsi l’origine :

« C’est qu’ici, les roses ont pour ainsi dire l’air d’avoir été déportées. »

En tout cas, tel était sans doute le sentiment du directeur lui-même. Après avoir démissionné d’une université dans laquelle il tenait le rang de doyen du département de psychiatrie, celui-ci avait consacré sa fortune entière à la construction de cette clinique hors du commun, où il comptait satisfaire des attentes personnelles apparemment tout à fait incompatibles avec le cadre universitaire. De fait, dans ces lieux, la condition sociale ou la richesse des patients comptaient pour rien : c’étaient leurs divagations et leurs fantasmagories qui, pourvu qu’elles fussent hors norme, servaient de brevet pour être admis dans l’établissement. Par conséquence un patient qui, dans son délire, aurait accusé la radio de répandre des diffamations sur son compte et demandé à la réduire au silence, cas particulièrement commun, serait aussitôt transféré au pied de la colline, non loin de là, dans une annexe consacrée aux pathologies ordinaires. Le refus d’entendre dire du mal de soi, ou tout autre du même genre, révèle le désir psychologique de reprendre aussi vite que possible sa place dans la société et il suffit donc d’y employer tous les moyens thérapeutiques appropriés. Les patients qui souhaitaient retrouver le monde des hommes, aux yeux du directeur, ne présentaient aucune espèce d’intérêt : l’objet principal de sa curiosité, c’était le reste, la collection de visionnaires aux rêves supra-terrestres qu’il avait rassemblée avec tant de soin que ce « Champ de concentration » ressemblait moins à un hôpital qu’à un Musée fantastique impeccablement équipé.

Un beau jour de juillet, je rendis visite au directeur de la clinique, que je n’avais pas vu depuis longtemps et, après avoir échangé quelques banalités, m’arrêtai près d’une fenêtre pour admirer la roseraie. À la saison des fleurs c’est un festin splendide de couleurs et de parfums déployés mais, pour l’heure, par répugnance peut-être aux éclosions d’été, le foisonnement quasi sauvage des feuilles était seul à réverbérer les puissants rayons du soleil et nulle part on n’apercevait de fleur.

Majestueux silence des roses ! Dans un moment comme celui-ci, que peut-il se passer dans leur intimité ?

« Les fleurs, c’est bien mais, lorsqu’un jardin se tait de cette façon, il n’est pas vilain non plus, pas vrai ? »

Inopinément venu se planter derrière moi, le directeur avait murmuré ces mots alors que je faisais une découverte insolite. À l’écart de la roseraie étincelaient plusieurs structures en plastique qui ressemblaient à des tentes rondes. Blanches, on aurait dit des cloches à vide, posées sur le sol avec la grâce étrange d’un petit vaisseau spatial ou d’une soucoupe volante.

« C’est ça qui vous intrigue ? »

Devant mon air interrogateur, le directeur émit un rire embarrassé.

« Le fait est que nos patients se sont enrichis d’un original supplémentaire. Il s’agit d’un homme encore jeune, entiché d’expériences bizarres. Ce que vous voyez là-bas doit être ce qu’il appelle le “Jardin des plantes martiennes”.

— Pardon ? Est-ce qu’il y fait pousser les végétaux de la planète Mars ? »

La stupéfaction paraissait dans ma voix.

« Non, mais, dès son arrivée, il est tombé sous le charme de nos roses. Il les adore, tant mieux ! Pourtant, ce ne sont pas les fleurs par elles-mêmes qui l’intéressent, pas du tout. Les racines sont l’unique objet de sa passion. À la vue des racines de rose, peu s’en faut qu’il n’éprouve une excitation sexuelle et, tout dernièrement, depuis qu’il est tombé amoureux pour de bon, l’affaire a pris une tournure embarrassante !

— Tombé amoureux ? D’une de vos patientes ? »

Afin d’écouter à mon aise, je me rassis et pris une cigarette. Le directeur de la clinique passa derrière son grand bureau, sur le siège duquel il prit place à son tour. Nous restâmes un moment à souffler des volutes de fumée.

« Une patiente, une demoiselle des bureaux ou quelqu’un de l’extérieur : je n’en ai pas la moindre idée ! Quand on lui pose la question, l’intéressé répond en riant qu’on le saura bientôt. Tout à l’heure, il viendra sans doute en personne dans cette pièce, je pense ; mais en ce qui concerne d’abord les racines de roses et ensuite les événements ayant conduit à la création du “Jardin des plantes martiennes”, tout se trouve ici-même, consigné de sa propre main. Plus que des notes, on a d’ailleurs l’impression d’une confession romancée… »

De manière insolite en une journée si chaude, le directeur enfila une paire de gants puis, d’un tiroir, tira un cahier d’écolier. Sur la couverture, de grosses lettres traçaient un titre en latin :

TANTUS AMOR RADICUM[1]

Ce que je suis malheureusement incapable de lire…

« Que signifient ces mots ?

— Tantus amor radicum, “un si grand amour des racines”, voilà le sens, à peu près. Il s’agit d’un détournement de la devise de Linné. »

Ce disant, il pointa sur son bureau un épais volume. C’était apparemment le bulletin annuel de la Société internationale de botanique ou quelque ouvrage du même genre, dont la couverture représentait de manière stylisée des fleurs de linnée boréale, de part et d’autre des lettres : 

TANTUS AMOR FLORUM

Le tout entourait un sobre blason imprimé en vert pâle. 

« En Suède, dans un faubourg d’Uppsala appelé Hammarby, on montre encore la maison de campagne de Linnæus. Des livres de la bibliothèque à la moindre tasse à thé, tout y est marqué de ces armes. Bien entendu, l’auteur de ces lignes ne saurait entrer en comparaison avec un si grand savant : ses aberrations sont dignes d’un herboriste des âges obscurs mais, pourtant… Voulez-vous lire ? Il faut y reconnaître une certaine cohérence et, tout de même, je ne sais quoi de curieux. Allons, lisez, lisez. »

De sa main gantée il poussa vers moi le cahier d’écolier, que je reçus avec appréhension et ouvris précautionneusement à la première page. Tracée à l’encre verte, au stylo, l’écriture était belle, serrée sur le cahier qu’elle remplissait entièrement, et la première phrase exprimait l’idée même qui m’était venue tout à l’heure en contemplant les roses.

Dans l’intimité d’une rose en train de pousser sa tige, concrètement, que se passe-t-il ? Voilà ce que l’homme aspirait à savoir. Ce n’est donc pas la portion de la plante sortie de terre, flos (la fleur), mais celle qui reste sous la terre, radix (la racine) qui l’attirait irrésistiblement. Les végétaux n’ont pas d’activité sensorielle, répète-t-on après Aristote, mais c’est là une erreur qu’il faut dissiper. Les plantes ne sont pas seulement capables d’activité sensorielle mais aussi des plus hautes activités mentales et il convient à toute force d’en apporter la preuve. Sous la terre, quand la racine entre au contact direct de l’eau ou qu’elle touche les parties humides d’un sol enrichi par l’engrais, elle doit nécessairement éprouver des sensations distinctes, comparables à celles d’une langue identifiant les saveurs. À supposer qu’elle déteste avoir les pieds mouillés, quelle partie de la racine détermine-t-elle une telle différence dans l’appréhension du liquide ? C’est ce que l’homme eût aimé saisir à travers ses propres perceptions.

Les humains aussi, dans le cœur de l’été, lorsqu’ils inondent leur bouche d’une eau de puits pure et fraîche avalée goulument ou qu’ils vident une chope de bière bien glacée, étanchent la même soif mais ne perçoivent nullement le même goût. À plus forte raison les racines de rose devraient-elles faire immédiatement la différence entre de l’eau toute simple et une solution liquide chargée d’éléments organiques, auxquelles il va de soi qu’elles réagiront de manière dissemblable. S’il se pouvait, l’homme aurait aimé dégager, quelque part sur son organisme, par exemple au dos de sa main gauche, un espace cultivable dévolu à l’implantation de petites roses véritables. Pas plus grandes à peu près qu’un cure-dent, de très minces tiges vertes y pousseraient tant bien que mal leurs racines et, quand il leur verserait de l’eau à l’aide d’un arrosoir-joujou, les roses, de plaisir, tordraient leurs radicelles. Cette sourde démangeaison, s’il pouvait la ressentir directement, lui permettrait peut-être de se rapprocher un peu des formes mentales des racines : aussi, sur sa main gauche, vers l’embranchement du pouce et de l’index, perça-t-il une petite excavation, qu’il remplit de tous les éléments nutritifs indispensables aux roses, y ajoutant un peu de terre, ce dont il n’éprouva pas le moindre malaise.

S’il eût seulement été possible de supprimer la médiation de ce matériau composite qu’est la terre et d’enraciner les roses dans le corps humain, n’importe où, sur la tête, sur une épaule, en quelque endroit qu’il leur plût, comme on leur donnerait volontiers asile ! Mais, entre les végétaux supérieurs et les animaux, il n’existe aucun exemple connu de symbiose et l’homme en était extrêmement fâché. Sur le dos du paresseux, sur la queue de certaines tortues, des chlorophytes parfois s’attachent et prolifèrent : mais on est bien loin d’une symbiose ! Les troncs d’arbre ou le granit acide ont également la faveur des mousses qui s’y multiplient, alors qu’on n’a jamais vu celles-ci croître sur la peau d’un animal. Prodige unique, la maladie des morgellons est cliniquement établie : néanmoins, entrer en relation symbiotique avec un ulcère serait tomber plus bas qu’il n’est supportable ! Depuis quelque temps, les êtres humains eux-mêmes développent des allergies au contact du pollen, sous l’effet de cette arrogance chevillée à leur chair, qui les empêchera sans doute longtemps de s’unir âme et corps avec les plantes ; pourtant, quoiqu’il en soit du reste, vouer tout simplement aux roses une chair vivante et, de surcroît, faire du bien aux racines qui plongent sous la terre, est-ce trop demander ? 

Dans sa chaise roulante, l’homme réfléchissait avec fièvre.

Après la mort, bien sûr, pourvu que vous soyez enterré tel quel, quand la décomposition commencera à vous confondre avec l’humus, il sera possible de faire planter par là-dessus un énorme rosier. Dans leur développement avide les racines, expertes à dénicher un butin inattendu, fouailleront les ténèbres souterraines et tendront leurs radicules pour former un réseau peu à peu rapproché. À la longue, après l’avoir cernée de toute part sans aucune chance de fuite, un beau jour, l’une d’entre elles touchera la chair pourrie de son extrémité, puis poursuivra sa route à la manière des sondes en verre qu’emploient les médecins légistes, s’enfonçant de plus en plus profond. À ce moment, la racine de rose s’introduira-t-elle en tâtonnant à la manière d’un tentacule ? Se collera-t-elle comme une sangsue ? Ou se lovera-t-elle avec la souplesse du fouet ? Hélas ! la dépouille putréfiée de l’homme n’en pourra rien savoir. Pour aspirer les nutriments, la rose enlacera l’une ou l’autre partie du corps et sondera la poitrine ou la cuisse, peu importe ! Certes, il est à souhaiter que les entrailles et la cervelle se découvrent une utilité et, pour peu qu’à l’intérieur des orbites vides s’insinue quelque brune radicelle, fouillant les alentours en quête d’un reste d’élément nutritif, tous les désirs seront exactement comblés ; mais, de ce moment d’extase vertigineuse, si l’on n’a soi-même aucune conscience, à quoi bon se faire enterrer ? C’est au seuil de la mort, au bord de la décomposition, quand faiblement la perception subsiste et même, confusément au moins, le toucher, qu’il faut subir la profanation rampante, grouillante, des racines de rose : autrement pas la peine ! se disait l’homme.

Racines de rose, seules dignes d’amour.

TANTUS AMOR RADICUM

En l’entendant déclamer ces mots, Blanche trancha, péremptoire :

« Vous appelez ça de l’amour ? On comprend que vous ne puissiez pas vivre hors d’une chaise roulante ! »

Puis, caressant doucement les cheveux de l’homme, elle reprit :

« Ce n’est pas grave. Vous êtes comme les gens qui ont eu le malheur d’attraper la polio : la moëlle épinière est endommagée. Vos idées, pour ainsi dire, c’est de la pensée en chaise roulante. »

Dès la première fois qu’elle avait formulé cette remarque, l’homme était tombé d’accord avec simplicité. Les mots de chaise roulante lui plaisaient beaucoup et, même lorsqu’il était seul, il lui arrivait de soulever d’un coup ses reins et, tournant le guidon de la main droite, de faire semblant de manœuvrer la machine. Avec sa moëlle épinière endommagée, c’est lorsqu’il s’asseyait dans sa chaise qu’il se sentait le plus apaisé et c’est alors qu’il commençait d’agir. C’est là, par exemple, devant un manuscrit médiéval représentant un pied de mandragore à l’aspect humain, d’une si extrême obscénité qu’elle faisait penser à une image pornographique, avec des feuilles poussant sur le col à la place de la tête et des membres dont l’extrémité se ramifiait en forme de racines, en face de cette nudité dont il ne pouvait détacher les yeux, qu’il se jura gravement de coucher avec un être vivant de cette espèce. Quand on les arrachait, croyaient les Byzantins, ces plantes poussaient un cri de détresse : idée qui, pour l’homme, ne semblait pas relever d’un passé si lointain.

Toujours est-il que l’amabilité de Blanche l’avait atteint en plein cœur. Plus que de la sympathie, peut-être est-ce un sentiment proche de l’amour qu’elle éprouvait : et, dans ce cas, selon les coutumes en vigueur à la surface de cette terre, il se devait également d’aimer cette femme, avec la même tendresse en retour. Par-dessus tout, amadouer ces plantes qui refusent la familiarité de nos corps, leur inculquer le goût de se développer, au moins, sur la peau des humains, ce serait là le plus beau des présents. Au lieu de fibres noires et brunes de kératine, si les poils de l’être humain étaient constitués de corps élémentaires de la famille des mousses ou, possiblement, de souples herbes vertes, formant des nappes végétales aussi déliées que les dactyles soyeuses, quelle merveille ce serait ! Le surnom de Blanche qu’il avait donné à cette femme traduisait son espoir de la voir un jour retrousser légèrement sa jupe sur des jambes vertes, densément tapissées de mousse.

« Aujourd’hui, j’ai essayé de faire quelque chose avec les plantes à spores… »

Une femme qui parlerait ainsi, comme on fait admirer ses nouvelles chaussettes en étendant les jambes pour montrer qu’elles sont d’un autre vert que la semaine précédente, qu’elle serait digne d’être aimée ! 

Certes, donner réalité à ce présent restait d’une difficulté redoutable mais une suggestion se présenta bientôt : le Jardin astral du savant soviétique G. A. Tchikhov. La sonde spatiale Mariner IV avait réduit pour ainsi dire à néant les rêves conçus autour de la planète Mars ; néanmoins la possible existence de végétaux ou de lichens n’était pas complètement éliminée. Pouvoir contempler au creux de sa main un fragment de végétation martienne, n’importe lequel, l’homme le désirait depuis longtemps. Tchikhov et Tokmachev l’avaient devancé en reconstituant artificiellement sur Terre la pression et la température de Mars et en y élevant des plantes, expérience dont ils avaient donné le compte-rendu détaillé. Les résultats avaient établi que, même dans les conditions sévères de la planète Mars, il était possible d’obtenir une végétation luxuriante, d’un bleu proche de la couleur du ciel, ce qu’avait globalement entériné l’académie des sciences soviétique. L’expérience ne se limitait pas à Mars : des études du même genre étaient en cours sur la flore vénusienne, l’ensemble étant regroupé dans un Jardin astral installé à Alma-Ata, célèbre pour son observatoire astronomique – la nouvelle avait même été succinctement rapportée au Japon.

Or, par principe, les végétaux terrestres, quels qu’ils soient et dans quelques conditions qu’on les place, ne forcent jamais leur nature. L’homme réclamait donc la création d’une nouvelle espèce de plante martienne, propre à parasiter l’épiderme, celui des humains en particulier et surtout celui d’une jeune femme. Appartenant à un règne inférieur, les champignons sont en l’occurrence difficilement assimilables à des végétaux. Néanmoins leur capacité à s’établir en parasite à la superficie des corps animaux devait être exploitée et, à partir de l’espèce des champignons-chenilles (Ophiocordyceps sinensis), progressivement étendue aux degrés supérieurs. En parallèle, l’homme s’attacha principalement à l’amélioration du sol. À cette expérience, il voua plusieurs doigts de sa main gauche, ce qui donne une indication sur la direction dans laquelle il voulait s’engager. Les cryptogammes de la classe des mousses, dans leur expansion, en étaient venus à ne plus faire de différence entre la terre et la peau. À l’intérieur d’une vaste cloche à vide, tactisme et tropisme devinrent l’enjeu d’étranges exercices. Lorsqu’au sein d’une seule espèce une irrégularité durable parvint en outre à s’imposer à travers l’alternance des générations, elles commencèrent à manifester la nouveauté de leur nature. Une aussi difficile bataille aurait dû, bien sûr, faire l’objet d’une relation méticuleuse, publiée sous la forme d’un mémoire scientifique ; mais, considérant la confusion indignée avec laquelle l’ensemble du monde savant y aurait réagi, il était pour le moment préférable de se contenter des modestes résultats de cette expérience.

Ah ! Pourtant, cette première réussite était indéniable. De temps en temps, comme par caprice, elles se rendaient désormais en visite sur la peau de l’homme. Elles ne tentaient pas encore d’y prendre solidement racine mais, lorsqu’elles grimpaient au long d’une joue, on pouvait entendre chuchoter leur fourmillement. Le désir ancien d’avoir pour maîtresse une racine végétale avait fini par être entendu. Bientôt on pourrait procéder à leur implantation sur Blanche. À ce moment-là, pour la première fois, l’homme aurait le droit d’aimer une femme. Et tôt ou tard, de son vivant, tel un corps couché sous la terre, il lui deviendrait possible d’éprouver l’étreinte brutale, suffocante, des racines de rose. Existe-t-il extase supérieure aux transports impudiques que procurent ces racines brunes ? Cette chair inutile, en ses derniers recoins, dans toutes ses parties, ah ! je t’en prie, radix, fais-en ce que tu veux sous ton fouet, maîtresse…

…………………………………………………………………………………………………………

Sur cette fervente prière, le texte s’interrompait d’un coup et je refermai le cahier, ébahi.

« En effet, je vois qu’il y a décidément chez vous des patients bien étranges ! Mais les lychens même, les mousses et autres végétaux inférieurs ne peuvent pas entrer en symbiose avec la peau humaine, n’est-ce pas ? De quel genre de maladie relèvent ces hallucinations ? »

Le directeur continuait à sourire étrangement sans répondre quand, dans la direction du couloir, résonna joyeusement le rire entremêlé d’un homme et d’une femme : la porte s’ouvrit soudain, une femme à la peau blanche, vêtue d’une minijupe, déboula dans la pièce.

« Docteur ! Regardez jusqu’où c’est arrivé, maintenant ! »

Ce disant, elle faisait voir ses jambes, sur lesquelles une légère couche moussue, d’un vert éclatant, montait déjà jusqu’au-dessus des genoux.

Ce n’est pas seulement la vue de cette femme qui m’horrifia mais, immédiatement derrière elle, celle d’un jeune homme manœuvrant énergiquement sa chaise roulante. Comme un masque de velours, un tapis dense d’algues vertes recouvrait son visage. Lorsqu’en outre il se tourna de mon côté en faisant un signe de la main gauche, je me rendis compte qu’il lui manquait deux ou trois doigts. 

Avec un effroi, un dégoût indescriptibles, je reculais instinctivement de quelques pas, voulant me réfugier auprès du directeur de la clinique. C’est alors que, pour la première fois, songeant aux gants qu’il avait enfilés, je m’en demandai la raison.

C’était bien cela ! Le directeur ôta lentement ses gants, sous lesquels – comment ne l’avais-je pas remarqué plus tôt ? – j’aperçus des sortes d’écailles vertes semées sur le dos de ses mains.

Écrit à l’encre verte, le texte n’allait pas plus loin et, quand j’eus achevé ma lecture, le directeur de l’hôpital se débarrassa tranquillement de ses gants en riant.

« Voilà, vous l’aurez compris, je pense : lorsqu’on montre ce cahier à quelqu’un, il convient d’être ganté, c’est la moindre des politesses vis-à-vis de l’auteur ! »


[1]Dans le texte original : Tantus amor radicorum, barbarisme qui ne m’a pas semblé volontaire et que je me suis permis de corriger. (NdT)


Nakai Hideo, Kasei shokubutsuen,1976
Traduction Thierry Maré

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