Maggie tue-les-chats

I. Mon nom est Maggie tue-les-chats. Mais je ne tue pas de chats.

Je sais pas pourquoi on m’appelle comme ça. Les noms sont souvent donnés sans raison particulière, alors ça ne me dérange pas.

Quand j’ai ouvert les yeux, vers midi, la fenêtre était ouverte. Comme le vent s’y engouffrait et qu’il ne faisait ni chaud ni froid, j’ai regardé longtemps le paysage à l’extérieur. Le néflier du Japon du jardin voisin était presque à portée de ma main, on se serait cru en pleine forêt tropicale.

On aurait dit que le docteur était encore en train de tuer et violer une femme dans l’entrée.

Le docteur fréquentait toujours toutes sortes de femmes. Des femmes à la peau blanche ou noire, aux dents proéminentes, velues ou glabres, parfois des choses ressemblant à des femmes mais qui n’en étaient pas. Un vase tout rond, un perroquet à l’air endormi, ou un morceau de papier bulle ; bref, toutes sortes de choses.

Ainsi, le docteur et ces choses déjeunaient ensemble, dormaient, forniquaient, plaisantaient ou s’entre-tuaient, et avaient probablement encore bien d’autres activités quand je ne les regardais pas. Moi l’imagination, tout ça, c’est pas mon fort. Du coup, j’y réfléchis pas trop.

Mais qu’est-ce que je l’envie, le docteur ! Il fait des tas de trucs avec des tas de gens !

Je lui ai dit ce que j’en pensais, et il m’a répondu un truc du genre : « Ben quoi ! Tu veux le faire aussi, c’est ça ? » Le docteur s’exprime toujours de façon très directe. Ses actions aussi ont quelque chose de direct. À ce moment-là, tout en essuyant vigoureusement le sang qui giclait sur ses lunettes, il continuait à forniquer consciencieusement. Eh oui, le docteur n’enlève jamais ses lunettes, pas même lorsqu’il dort ou qu’il prend son bain. Beaucoup de gens semblent trouver cette manie étrange pour un homme grand et bronzé comme lui. Qu’est-ce que tu en penses, toi ? T’en sais rien ? Tu aimerais bien voir le docteur ?

Là. Tu le vois ?

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Hein, quoi ? Ça suffit  ? Pourquoi ?

Une omelette au riz ?

Ah, tu me demandes s’il est en train de forniquer avec une omelette farcie au riz ?

Tu crois ? Je sais pas. J’arrive jamais à me décider.

Bah, peu importe. Une omelette farcie, c’est comme une fille. Ça a quelque chose de féminin, de maternel, même.

Quoi ? Tu trouves ça simpliste ?

Hmmm, tu crois ? On s’en fiche. Disons que c’est bien une omelette.

Le docteur a tué une omelette géante avant de la violer.

…Bon, il a fini ?

Ah, il y a du rouge partout.

Avec un petit rictus, je dis d’un air assuré :

« Docteur, vous avez du ketchup au coin de la bouche… »


II. « Sans caramel dessus ?! »

« Qu’est-ce qui ne te convient pas ?

— Ben quoi, c’est pas du flan, ça !

— Et c’est quoi, si c’est pas du flan ? »

C’est clair, c’était pas un flan pour moi, ça. Mais le docteur semblait penser que oui. Alors, qu’est-ce que c’était pour moi, un flan ?

        fl
Un      
                 an

peut-être ?

Enfin bon, on était en train de préparer des flans. Je crois que le docteur aime beaucoup les pâtisseries. Il s’en prépare une fois par semaine. Il aime aussi beaucoup les bonbons aux couleurs criardes qu’on trouve au supermarché. La semaine dernière, il suçotait des chupa-chups 24h sur 24. Et ça, bien entendu, même dans son bain, en dormant, ou en chevauchant sa moto…

Nous étions donc bien droits sur nos chaises, dégustant en silence l’un, un flan jaune, et l’autre, un flan marron. Il flottait dans la pièce une chaleur abrutissante. Le docteur mangeait de bon cœur, les poils de ses aisselles dépassant de son marcel noir. Il n’a pas versé une goutte de caramel sur son flan, qui était assez gros pour remplir une cuvette…

La porte s’ouvrit et une femme entra.

Une femme mince aux cheveux longs.

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« Bonjour, Maggie. »

« Oh, bonjour ! (C’est qui celle-là ?) »

Soudain, nous dûmes nous embrasser. Passionnément, insouciamment…

Ben oui, c’est ce qu’elle voulait cette fille, je l’ai compris au premier regard. Le Nouvel Hollywood ? La chatte capricieuse – l’héroïne littéraire – l’ennemie des femmes ??? qui rencontre des hommes au fil du destin, couche avec eux selon son désir, quand et où elle le décide, puis disparaît quand ça lui chante.

Ah, je meurs ! Non, ce n’est pas ça, il ne s’agit pas que d’elle : la plupart des gens aiment la légende, le romanesque, la catharsis, je suis comme ça moi aussi, et quand je connais les attentes des gens, je suis du genre à m’y plier avec plaisir.

Nous nous embrassons.

Ça continue.

Ah, le docteur affiche un sourire torve.

C’est sûrement lui qui a appelé cette femme…

Combien de temps on va devoir encore s’embrasser ? Elle n’a pas l’air d’avoir d’attentes particulières là-dessus, à vrai dire. Comment j’ai pu négliger un point si important ?

Les flans contenaient : 1 gallon de Frangelico, 1,5 kilo d’herbe à chat, 2 cuillères à soupe de gouttes ophtalmiques pour enfants. En fond, on entendait une cassette de 60 minutes du Velvet Underground, que le docteur avait reçue de la femme qu’il avait tuée la veille. Ah ! S’échanger des cassettes, comme à l’époque du collège… Il fait ça avec tout le monde… Vais-je devoir me balancer ainsi toute la nuit dans le hamac de l’ivresse, à sucer la bouche de cette fille ? Que faire ? Qu’est-ce qu’elle attend, mais qu’est-ce qu’elle attend à la fin ?  Oh, peu importe…

« Au fait, je m’appelle Muguet-de-mai. »

Elle retira ses lèvres pour parler. Combien de temps ça avait duré ? Le docteur s’était endormi dans un coin de la pièce. Sûrement l’effet de l’herbe à chat.

Je n’arrivais pas à déterminer si Muguet-de-mai était jolie ou laide, mais sa façon de parler me plaisait. Elle souriait beaucoup et avait l’air aimable.

« Muguet-de-mai, est-ce le docteur qui t’a proposé de venir ? », lui demandai-je solennellement.

Lors d’une rencontre entre un homme et une femme, il faut un peu de cérémonial pour que le charme opère. Elle aussi a sûrement envie d’une rencontre dans ce genre-là.

« Le docteur ? C’est l’homme endormi là-bas ? »

Le docteur avait l’air confortablement installé, la tête sur les genoux de la poule Elliott.

Un océan de bave s’était formé à ses pieds.

« En effet. Ce matin, je courais pour me rendre à la gare de South Kensington, parce que j’étais en retard au travail. C’est alors qu’il m’a soudain saisie par le bras, et qu’il m’a murmuré ceci : 

“Ça te dirait pas de te faire tuer et violer par Maggie tue-les-chats ?”

Mon cœur s’est mis à battre la chamade. Alors aujourd’hui, je ne suis pas allée travailler ; j’ai dévoré des parfaits aux fruits au salon de thé Takano, j’ai acheté tous les parfums que je voulais, je suis allée dans des pays chauds inconnus, j’ai eu un enfant et je l’ai élevé pour voir, j’ai dit à quelqu’un que je l’aimais en me jetant à son cou, bref, j’ai fait ce dont j’avais envie.

Tout ceci ne m’a pas semblé si impressionnant, une fois réalisé. J’étais assez déçue. Mais une fois midi passé, tandis que venait la nuit et que l’heure du rêve se rapprochait, mon cœur s’est gonflé à l’idée de te rencontrer. Quand la nuit devint brume et se dispersa, quand l’horloge sonna l’heure du rêve, j’accourus jusqu’ici. »

Muguet-de-mai souriait. J’ai ressenti moi aussi une étrange joie.

La pièce commençait à se teinter d’orange au soleil couchant. Les rayons du soleil s’estompaient, marquant la fin de l’heure du rêve pour aujourd’hui. C’était le matin !

J’arrachai la robe dorée de Muguet-de-mai, l’intérieur jaunâtre de ses cuisses, ses grandes lèvres, l’intérieur roussi de son cœur. Nous fîmes l’amour consciencieusement.


III. À l’intérieur de son cœur, il y avait une ligne de métro fine et sinueuse. C’était la ligne Hibiya ! Je la pris pour aller de Naka-Meguro à Hatchōbori.

Les murs du tunnel éclairés par les phares scintillaient d’un rouge visqueux. Le métro fonçait en émettant un grand « kho ! » sonore. En tendant l’oreille, on devrait pouvoir comprendre ce qu’il essaie de dire…

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Je suis crevé, je n’en peux plus ! Je voudrais mourir, je veux mourir ! Mourir mourir mourir mourir mourir !


Oh… J’imagine que ce métro ne peut pas s’empêcher de grommeler ce genre de trucs.

Je comprends ce que tu ressens. C’est comme quand on mâchouille un chewing-gum pour calmer une petite faim. Mais c’est pas une raison pour crier aussi fort. Il y a de quoi devenir sourd…

Ça me fait bizarre dans les oreilles, comme si elles étaient pleines d’eau. 

Je n’entends presque plus les cris du métro, il y a une telle pression sur mes oreilles qu’elles ne me servent plus à rien. Et zut, il n’y aura pas d’oto-rhino ouvert demain, je parie.

Peppepe, poppepo, pipepepa…

J’entends rien, je te dis. Inutile de me parler, concentre-toi sur ton boulot. Tu es censé m’emmener à Hatchōbori, et on est à peine à Hiroo.

P-p-p-pardon, je suis désolé.

Il faisait chaud dans le wagon. L’excès de chaleur finit par faire fondre les poignées comme les sièges dans un chuintement. Toute la rame disparut, et je me retrouvai par terre sur les voies.

Le tunnel obscur et étroit épousait parfaitement mon corps. C’était si douloureux que j’en oubliai comment on respire. Comment je faisais pour respirer jusqu’à maintenant ?

D’ailleurs il y a plein de choses qu’on fait ainsi, sans savoir comment.

L’oiseau s’élance entre deux immeubles pour prendre de l’altitude. Le ver de terre se recroqueville sur la terre humide. Le banquier compte l’argent, le présentateur parle à la télé, la lampe de bureau émet de la lumière. Et moi, jusqu’à récemment, j’étais capable de respirer. Sans y penser, sans que personne ne m’ait appris à le faire. Alors pourquoi est-ce que je n’y arrive plus maintenant que j’essaie ? C’est toujours la même chose, je réfléchis trop, ça m’embrouille et je me plante.

Les parois du tunnel ondulaient et venaient compresser mon corps.

J’en ai marre.

Qu’est-ce que tu me veux, à la fin ? Tu t’excites sans prévenir et tu fais souffrir les gens ?

J’entrouvris doucement les paupières.

Le tunnel pleurait silencieusement.

Arrête. Fais-moi donc ce que tu veux. Je te donne tout, ma tête, mon corps, mes souvenirs et mon cœur. Peu importe si j’ai dit que j’en avais marre, si j’ai souffert ou si je t’ai méprisé profondément. Oublions tout et faisons comme s’il ne s’était rien passé, je m’en fous.

Une immense sensation de fraîcheur libératrice m’enveloppa.

On m’entourait, on me portait en triomphe, on déposait sur mes joues d’innombrables baisers… Quelle bénédiction. C’est fini, inspire profondément pour voir, c’est bon hein ? tu vois que tu arrives à respirer. Il n’y a pas de quoi t’en faire. Bravo, félicitations ! Fêtons tous ta naissance,

Maggie tue-les-chats !

Merci, ça fait plaisir, vraiment.

Même si tout ça n’était sûrement qu’un rêve stupide.

Quand j’ouvris les yeux, Muguet-de-mai n’était plus là.

Le docteur non plus, ils avaient dû aller chercher à manger.

La poule et le coq arpentaient la pièce en caquetant.

Il faisait plein jour dehors.


IV. Par la suite, je revis souvent Muguet-de-mai.

Pour gagner sa vie, m’apprit-elle, elle allait parfois dans un bureau, faire le café ou des photocopies.

D’autres fois, elle était vendeuse ambulante au stade Seibu ou aidait à ramasser les canettes vides au bord des routes, elle faisait des tas de trucs… Quand elle était libre, elle venait à la maison et me proposait une balade. Quand elle n’y trouvait personne, elle allumait la télévision et riait seule devant les programmes.

Même quand on se promenait ensemble, on ne parlait pas beaucoup.

Elle m’a appris ce que c’était que d’aller prendre un café.

Bref, ça se passait comme ça : quand on partait en promenade, on marchait sans s’arrêter ! Et quand on était fatigués, on s’arrêtait au café le plus proche, et on absorbait des boissons sans s’arrêter ! Avant ou après qu’on nous serve, on se concentrait sur le fait de se reposer, voire sur le fait d’attendre d’être servis.

Muguet-de-mai adorait cette séquence d’actions.

C’était comme si un nouveau paysage se dévoilait devant mes yeux. Je vois ! On a le droit de rester ainsi sans réfléchir, sans penser à rien  ; c’est drôlement pratique et agréable.

Mais il y avait un seul problème : je n’avais rien envie de commander.

La première fois que nous avons fait ça ensemble, c’était dans un grand café à un endroit appelé « Daikanyama ». Nous ne nous y étions pas rendus intentionnellement. C’était plutôt comme si nous étions arrivés là, par hasard, à force de marcher le long de la rue du Cherche-Midi.

Dans une pièce immense, baignée par les rayons du soleil, les tables étaient éparpillées comme un banc de méduses. Cela ne ressemblait à aucun lieu où j’avais pu aller auparavant.

Des femmes élancées portant un nœud papillon et des cornes sur la tête s’affairaient partout d’un air très occupé.

Muguet-de-mai parcourut rapidement le menu du regard et commanda un truc du nom de « Ice royal milk tea ». Quant à moi, je n’avais pas la moindre idée de ce que je voulais boire. J’étais incapable de dire si j’avais envie d’une boisson chaude ou froide.

Alors que je restais immobile, dégoulinant d’une sueur grasse, l’empapillonnée, un carnet et un stylo à la main, s’impatienta :

« Veuillez me rappeler quand vous aurez fait votre choix. »

Elle avait un air crispé, comme si on lui avait mis un bas sur la tête qui lui tirait le visage en arrière. Bien que ne portant qu’un tablier en plus de son nœud-papillon, elle avait la poitrine toute plate. Ses cornes soignées scintillaient en reflétant le soleil. J’eus à peine le temps de la voir mettre son carnet dans sa poche qu’elle nous tourna le dos et repartit à ses affaires. Quand elle se mit en marche, ses poils pubiens apparurent entre ses cuisses. Ils étaient teints en vert vif.

Pardon de conclure par une telle platitude mais, par association d’idées, ce vert m’a fait commander un soda à la glace. Il était plein d’eau, avec un halo de graisse flottant à la surface.

Par la suite, je n’arrivais toujours pas à choisir mes commandes moi-même.

Alors avant d’entrer dans un café, je me préparais en décidant de commander la première boisson du menu, ou encore celle qui serait la plus rouge, vous voyez, quoi. Je crois que Muguet-de-mai avait remarqué cette habitude, ou plutôt cette particularité, mais elle n’en disait pas un mot.


V. Ce jour-là, nous marchions Muguet-de-mai et moi dans les rues d’Ogikubo. On allait voir un oiseleur spécialisé dans les canaris, un magasin unique au monde. Pour l’été, le docteur et moi avions eu envie d’avoir un petit canari jaune dans l’appartement. Comme nous aimions la musique lui et moi, on aurait aimé faire chanter ce canari sur du dub, de la musique brésilienne ou du soft rock.

Cependant, notre recherche d’un canari sympa et facile à vivre fut un échec. Chaque fois que j’en trouvais un qui avait le sens du rythme et une voix assez puissante, il fallait qu’il fasse des manières. L’un faisait mine de ne pas entendre quand on lui demandait de chanter si on ne lui filait pas un petit billet, l’autre se mettait à s’époumoner sur des airs d’opéra… J’en avais ras-le-bol.

« Nous attendons un gros arrivage des Caraïbes le week-end prochain, si vous repassez à ce moment-là, je suis sûr que vous trouverez la perle jaune de vos rêves ! »

Le patron de la boutique avait l’air dépité, alors je lui promis de repasser, et je me mis à la recherche de Muguet-de-mai.

Ah, la voilà ! Elle était accroupie toute seule dans un coin. À notre arrivée pourtant, elle tournicotait dans les rayons et voulait nourrir les oiseaux. Qu’elle se lasse vite ! Il faut dire qu’elle ne s’intéressait pas spécialement à la musique, et le canari n’était pas pour elle. Bref, elle s’en fichait.

Tout ça m’énervait un peu.

« Je suis fatiguée. Si on allait prendre un café ? »

Muguet-de-mai dit cela d’un air effronté, comme si elle avait perçu mon irritation et qu’elle comptait la dissiper comme ça.

Nous entrâmes dans un café désert du nom de « Colorado Coffee » ou quelque chose du genre.

« Je prendrai un café glacé. »

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Et zut ! À cause de mon irritation, j’en avais oublié de réfléchir à ma commande. La serveuse, nue sous son tablier, était déjà à côté de moi et attendait mes instructions. Cette fois-ci, elle avait un visage agréable et une forte poitrine. Et bien sûr, elle semblait également sympathique. Elle devait craindre que les lecteurs s’ennuient en l’absence de filles comme elle, alors elle a décidé d’endosser ce rôle elle-même. De grands yeux, des lèvres épaisses et légèrement retroussées, des seins seulement couverts au niveau des tétons par son tablier, qui semblait plein à craquer. Celui-ci lui arrivait bien sûr tout juste à la naissance des jambes. Elle se frottait les cuisses l’une contre l’autre d’un air gêné. Cette fille-là attendait donc ma commande, penchant un peu la tête avec une moue embarrassée. Allez, donnez-lui un pourboire ou quelque chose… 

Je n’ai pas le temps pour ça moi, je suis carrément dans le pétrin.

Et voilà, je recommence à suer.

« Un café glacé, comme moi, ça devrait faire l’affaire. Je vous remercie. »

La serveuse acquiesça d’un sourire et se dirigea vers le fond de la salle. 

Je mis un moment à réaliser ce qui venait de se passer.

Quand je compris que Muguet-de-mai avait choisi pour moi, cela me troubla profondément. 

Comment pouvait-elle me faire ça ? Dans ce cas, ça signifiait que je pouvais tout aussi bien être Muguet-de-mai…. 

Au lieu d’aller acheter un canari ensemble, on aurait pu aller seulement là où elle le voulait, ne faire que ce qu’elle voulait, ça ne me gênait absolument pas, mais tu sais déjà tout ça, non ?

Quelqu’un avait pourtant remarqué mon trouble au premier coup d’œil. C’était le poisson rouge tout rond dans son bocal au bord de la fenêtre. 

Ça craignait, il allait me faire la peau.

Le poisson remuait sa nageoire caudale et se rapprochait progressivement de moi. Ce faisant, il devenait de plus en plus gros. Plus gros que moi. (C’est fou, la perspective…)

Muguet-de-mai ne l’avait pas remarqué.

Le poisson me fixait sans bouger. Devenu si énorme qu’il débordait de la pièce, il s’aplatissait, à l’étroit, et me regardait, avec ses yeux grands comme des assiettes.

Lentement, très lentement, il ouvrit alors la bouche. Son souffle odorant arriva jusqu’à mon visage. Est-ce moi qui espérais quelque chose à ce moment, ou est-ce que c’était lui ?

Je saisis Muguet-de-mai par les cheveux et nous plongeâmes tous deux dans cette bouche ouverte. Le poisson nous avala tout rond.


VI. Nous fûmes immédiatement dissous par les fluides corporels du poisson.

Désormais, je n’étais plus Maggie tue-les-chats.

J’étais Muguet-de-mai, et Muguet-de-mai était moi.

Non, ce serait aussi une erreur de le dire comme ça. Comme nous étions désormais une nouvelle créature fusionnée, on ne peut pas dire qu’untel était untel, là n’était pas la question. Ce nouveau nous était un nouvel être, débordant d’une forme nouvelle d’énergie. Exaltés, nous partîmes d’un rire puissant. Celui-ci résonna dans tout le café et fit trembler le toit du bâtiment.

Il fallait vite qu’on sorte de cet endroit étriqué ! Nous avons cherché à faire se lever le poisson. Les écailles sur nos flancs se brisèrent alors d’un coup, et des racines de chair y poussèrent. Dans celles-ci, un mille-pattes rougeoyant courait à toute allure, puis devint un flux sanguin pulsant dans les artères. Les muscles violacés se projetèrent et frappèrent le sol, et cette force souleva le corps tout entier. Cette chair formait maintenant les jambes du poisson. La nageoire dorsale déchira vigoureusement le plafond du café et les murs comme le toit s’effondrèrent avec fracas, laissant place à une épaisse fumée.

Une fois les poussières retombées, nous sommes restés immobiles un moment.

Émergeant parmi les décombres, nous avons contemplé Ogikubo dans la lumière de l’après-midi, pris d’un sentiment d’euphorie.

À chacun de nos pas, les voitures s’aplatissaient, les rues s’enlisaient, les nuages étaient mis en pièces et les chevaux hennissaient.

Plus rien ne nous faisait peur. Nous avons dépouillé le yakuza le plus coriace des rues marchandes d’Ogikubo. Saisi un jet privé en plein vol pour le balancer par-delà les mers. Nous débordions de puissance, c’était dingue. Tout notre corps était pris de tremblements, nos pieds martelaient le sol. Alors que nous prenions une grande inspiration, des centaines d’élèves d’un collège voisin, aspirés par les fenêtres, s’envolèrent dans le ciel. Comme ils passaient leurs journées enfermés, à contempler l’extérieur, ils devaient être ravis de se retrouver dehors car ils nageaient dans le ciel sans s’arrêter.

Et puis qu’est-ce qu’on a fait ensuite ? Je ne sais plus trop.

Ça a fini par devenir un peu barbant je crois.

Pour qui ? Ben pour moi, bien sûr.

J’ai eu envie de réentendre la voix de Muguet-de-mai, et je l’ai donc appelée.

« Hé ? », j’ai dit.

« Hé ? C’est marrant tout ça, mais je commence à me lasser. Si on faisait le tour du monde ? On fait disparaître la Tokyo Tower ? Non, c’est pas amusant non plus… »

Et alors, j’ai vu que Muguet-de-mai n’était plus là.

Est-ce qu’elle dormait depuis le début ? Était-elle partie en cours de route ?

Non, je ne crois pas que ce soit ça.

Peut-être, c’est une supposition, que le fait d’être nous lui convenait parfaitement, finalement.

Et maintenant, elle n’existait plus du tout.

Quand je l’ai compris, ça m’a foutu en rogne.

Ben oui, si vous passez la nuit chez quelqu’un et que cette personne s’endort avant vous, c’est rageant, pas vrai ? C’était un peu comme ça, je crois. Je sais plus trop. 

À la recherche de fragments de Muguet-de-mai, je tâtonnais furieusement à l’intérieur du corps du poisson. Arrachant ses écailles une par une, déchirant ses nageoires dorsale et caudale, énucléant ses deux yeux.

C’est là que je découvris l’extrémité d’un des longs cheveux de Muguet-de-mai qui dépassait, au fond, derrière le cristallin. Je me mis à tirer dessus de toutes mes forces. C’était pas facile ! Cela me prit des heures pour arriver à dégager sa tête.

Mais quand je vis son visage, quelque chose clochait. Il était inexpressif, comme s’il ne s’agissait que d’une coquille vide. J’essayai de lui parler, mais elle ne répondit pas.

Muguet-de-mai était devenue moi.

J’ai trouvé ça un peu injuste.

C’est pas correct de faire ça, enfin !

Vraiment, c’est vache.

Comme j’espérais encore voir réapparaître Muguet-de-mai, mes mains se serrèrent peu à peu autour de son cou.

Elle ne changeait pas d’expression… Elle se foutait de moi. Je devins rouge de la tête aux pieds, et je mis toute ma force dans mes bras.

Alors je vis Muguet-de-mai me regarder, pendant un court instant. J’ai voulu lui dire : « Haha, tu me remarques enfin ? C’était pas sympa ! »

Muguet-de-mai ouvrit aussi la bouche, comme si elle voulait me parler.

Mais je n’entendis rien. Qu’avait-elle essayé de dire ?

« Mais qu’est-ce que tu fiches, imbécile ? », peut-être ?

Ou bien « Comment ça, c’est fini entre nous ? »

Peut-être que c’était « Serre-moi plus fort, j’aime ça. »

Ou plutôt quelque chose comme « Allez viens, on rentre maintenant… » Oui, sûrement.

Le visage de Muguet-de-mai devenait de plus en plus violacé.

Elle fit une espèce de « gloups » en crachant un liquide jaune, ses yeux se révulsèrent, puis elle ne bougea plus du tout.

Qu’est-ce que j’ai encore foutu…


VII. Le docteur et moi marchions ensemble à Shimokita.

L’été pointait le bout de son nez. Les filles portaient des petits hauts sans manches, les garçons avaient ressorti les shorts de leurs armoires. C’était un de ces jours ensoleillés où l’on a envie de sortir habillé comme ça.

Le soleil se couchait derrière nous. À contre-jour, je distinguais mal le visage du docteur.

Il riait en racontant quelque chose, mais je ne l’entendais pas. Le bruit d’un train qui passait recouvrait ses paroles.

Sous la lumière du soleil couchant, nous nous assîmes sur les marches d’une passerelle. Seul le ciel était lumineux. Autour de nous, la pénombre régnait.

Le docteur alluma une cigarette.

Les yeux rivés au sol, je m’aperçus qu’une fourmi volante s’était posée sur ma jambe.

Pourquoi est-ce qu’elle s’arrêtait sur moi ? Je ne portais pas de couleur jaune, et je n’émettais pas spécialement de chaleur. Bah, d’accord, pose-toi donc ici si tu veux. Pourquoi s’arrêter à une seule ? Venez donc toutes sur moi.

Mon nom est Maggie tue-les-chats, le genre de gars toujours prêt à répondre aux attentes de chacun.

Soudain, tout devint noir. Plus que d’une noirceur, il s’agissait de véritables ténèbres. Un vrombissement assourdissant s’éleva et des millions de fourmis volantes s’amassèrent autour de moi. Elles me recouvraient, s’infiltraient par mes oreilles, ma bouche, mes pores, sous mes ongles, fouillant tous les orifices de mon corps, grouillaient et bourdonnaient, dévoraient mes entrailles, s’accouplaient, pondaient leurs œufs, tournoyaient dans mon crâne. J’avais de la fièvre. Je me retenais de pleurer.

Alors il y eut un grand bruit. Le docteur avait éternué.

« Tu as la tête ailleurs ou quoi ? Arrête un peu, c’est gênant. »

Les insectes disparurent de mon corps.


Maggie tue-les-chats est une nouvelle de Chigira Yūko (traduction Olivier Malosse)
publiée en partenariat avec la revue BRÈVES (numéro 116, juin 2020).

BRÈVES, anthologie permanente de la nouvelle a été créée en 1981. Espace de rencontre avec des écrivains contemporains, elle propose des lectures inédites, des traductions, des informations sur la vie littéraire et éditoriale, des entretiens, des études et portraits d’écrivains…

 Revue totalement dédiée à la publication de nouvelles et à l’actualité de la fiction courte.

 Publiée par l’association PLN, la revue donne à lire chaque semestre quinze à vingt nouvelles inédites, des notes critiques, des entretiens avec des écrivains, des informations sur l’actualité littéraire, un cahier couleur consacré à un artiste… 

Certains numéros sont consacrés à des écrivains français ou à un pays étranger, toujours avec le souci de privilégier l’inédit, l’invention, la découverte. 

 Son premier numéro est paru le 15 mars 1981, fruit de la rencontre avec le graphiste Jacques Gaïotti. 

Brèves prenait ainsi la suite de la revue Le Gué, créée en janvier 1976 par l’Atelier du Gué.  La revue BRÈVES reste la revue de référence dans le domaine de la nouvelle.

BRÈVES en version numérique – Facebook : Revue Brèves – Twitter : @Editions11


Chigira Yūko, Nekogoroshi magî, Sangyō henshū sentā, 2003
Traduction Olivier Malosse

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