Histoire de la découverte, lors d’un été…

… pluvieux, de champignons au pied d’une haie près du couloir extérieur du lycée, par les élèves n°1 de 2nde 1 et 2nde 2, de leurs retrouvailles deux ans après l’obtention de leur diplôme, puis de leur absence de rencontre, dix ans et encore vingt ans après

Intriguée par une proéminence, la n°1 de la 2nde 1 s’approcha de la haie et découvrit une forme blanche, arrondie.

Ce doit être dans ce genre de situation qu’on utilise le mot inopiné ! pensa-t-elle.

De grosses gouttes tambourinaient sur son parapluie transparent. Un rythme que la jeune fille adorait. La pluie avait tant inondé la pelouse jonchée d’herbes folles qu’à chaque pas, l’eau émergeait comme d’une plaine marécageuse.

Le champignon était d’un blanc immaculé. À son pied, de l’herbe et des feuilles mortes éclaboussées de terre ocre, une flaque boueuse aussi, tandis que sa surface blanche et ronde était vierge de toute saleté, bizarrement. Il n’était pas mouillé non plus, sans doute grâce à la haie. On l’aura sûrement déposé ici, se dit-elle. C’était l’hypothèse la plus vraisemblable.

Pour que quelqu’un le trouve.

En ce cas, elle devait en avoir le cœur net.

Elle vérifia si elle était seule. Aujourd’hui, elle était terriblement en retard. Encore dix minutes, et le deuxième cours de la matinée s’achèverait, avant une pause de vingt minutes. Dans ce lycée, ces vingt minutes étaient dédiées à une discussion sur la vie de classe.

La haie poussait à proximité du couloir extérieur reliant le gymnase au plus ancien bâtiment de cours. La jeune fille était passée par le portail de derrière, en longeant le mur du fond du gymnase. D’après les exclamations venant de l’intérieur, on aurait dit que s’y déroulait un match d’entraînement d’un jeu de balle.

Elle pénétra sur la pelouse interdite d’accès. En surgit l’eau retenue par la terre et les feuilles, trempant ses chaussures bateau. Aussitôt, le liquide imprégna le tissu, lui glaçant les pieds.

Elle s’accroupit pour avoir une meilleure vue et repéra sous la haie, au-delà du champignon, un deuxième spécimen tout aussi blanc. Et puis un autre, un peu plus loin. Ils étaient de plus en plus petits, et le dernier restait bien caché à l’ombre des feuilles d’azalées. La lycéenne voulut l’examiner de plus près.

« Qu’est-ce que tu fabriques ? »

Ses épaules se raidirent d’être interpelée si subitement. Elle pivota et vit que se tenait derrière elle la n°1 de la 2nde 2, un parapluie transparent identique au sien à la main, où les gouttes de pluie s’écrasaient bruyamment. D’autant plus fort que la pluie avait redoublé d’intensité.

La n°1 de la 2nde 1 s’appelait Aoki Yōko, et sa camarade, Asai Yūko. Dans cet établissement, garçons et filles n’étaient mélangés sur le cahier d’appel que depuis l’année précédente, et ni l’une ni l’autre n’était encore habituée à être en tête de liste. À la crèche comme au collège, l’appel s’était fait en séparant les élèves, les filles après les garçons, comme si c’était l’ordre des choses. Alors à l’entrée au lycée, elles avaient été ravies de voir que ce n’était là qu’une simple habitude. Pourtant, être appelées les premières pour toute activité, et toujours attirer l’attention, les gênait, ce dont elles avaient discuté une fois en cours de sport.

« Des champignons ! répondit la n°1 de la 2nde 1, pointant du doigt le premier, le plus gros.

— C’est toi qui les cultives ? » demanda la n°1 de la 2nde 2, sourcils froncés.

L’incompréhension se lisait sur son visage. Elle semblait vouloir lui demander pourquoi elle avait fait une chose pareille.

« Non, ils ont poussé tout seuls.

— Tant mieux ! soupira-t-elle, soulagée.

— Ils n’étaient pas là hier.

— Oui, c’est incroyable ! »

Voilà deux semaines qu’il pleuvait sans relâche. C’était un été froid, et il y avait même eu un typhon, chose rare en juillet.

Elle avança encore un peu pour inspecter plus avant et découvrit un champignon pareil à un shiitaké. Excepté sa taille : son chapeau mesurait une trentaine de centimètres. Sa rondeur parfaite était telle qu’il semblait artificiel. Peut-être bien que quelqu’un les faisait pousser là.

À cet instant, elles aperçurent du coin de l’œil une petite silhouette bleu-gris s’enfuir.

Un minuscule être vivant ?

Les lycéennes se regardèrent.

« Toi aussi, tu as vu quelque chose ?

— C’est parti en courant, non ? »

La pluie martelait leurs parapluies. Sur un tempo différent, toutefois. Je connais cette mélodie, c’est quoi déjà ? songea la n°1 de la 2nde 1, sans se remémorer le titre.

La sonnerie retentit, et les deux jeunes filles s’empressèrent de rejoindre leurs salles de cours respectives.

Elles ne furent dans la même classe ni en première ni en terminale. Elles obtinrent leur diplôme, sans guère d’occasions d’échanger à nouveau. Bien entendu, chacune, dans sa classe, conserva la première place.

Durant l’été de sa deuxième année à l’université, la n°1 de la 2nde 1 se rendit à Kyoto pour un concert de rock en plein air. Le passage piéton menant au lieu du spectacle était noir de monde. Accompagnée par une amie qu’elle tâchait de ne pas perdre dans la foule, elle se hâtait, épongeant sa transpiration, lorsqu’elle crut entendre son nom. Arrivée sur le trottoir, elle se retourna et distingua la n°1 de la 2nde 2 dans la cohue.

« Qu’est-ce que tu fais là ? demanda la n°1 de la 2nde 1.

— Je vais au concert.

— Moi aussi !

— Tu es fan de ce groupe ?

— Non, pas vraiment. »

À ces mots, la n°1 de la 2nde 2 s’esclaffa, puis leurs deux amies les hélèrent.

« Bon, à la prochaine ! »

Elles se quittèrent d’un signe de la main. Sans jamais se recroiser après avoir franchi l’entrée du lieu du concert.

Trois ans plus tard, la n°1 de la 2nde 1 vit par hasard sa camarade à la télévision. Il s’agissait d’un documentaire, diffusé tard dans la nuit, à propos d’une île reculée de la mer intérieure de Seto. Autrefois, cette île avait prospéré grâce à la pêche, mais l’exode rural avait entraîné une baisse démographique. Pendant une année, des caméras avaient suivi les gens à la personnalité singulière restés là-bas, pour filmer l’organisation d’événements ou l’ouverture de restaurants. Et dans un restaurant de nouilles udon, apparaissait la n°1 de la 2nde 2, parmi les clients. Le soir venu, elle y jouait de la guitare. Elle donna même une interview : après le lycée, elle avait fait plusieurs petits boulots et depuis son arrivée sur l’île six mois plus tôt, elle aidait ici. Elle avait aménagé une maison vide, située en bord de mer, en gîte dont l’ouverture était prévue le mois suivant. Elle chanta sur la plage en s’accompagnant à la guitare. La n°1 de la 2nde 1 n’aurait jamais imaginé que sa camarade joue de cet instrument. Sa chanson était magnifique, dommage que seuls quelques instants n’en aient été retransmis.

Elle eut envie de lui parler, mais sans ses coordonnées ni amie en commun, il n’y avait rien à faire.

L’année d’après, elle emménagea à Tokyo et fut embauchée dans une agence immobilière. Elle se fit un nom en publiant sur son blog ses impressions sur le cinéma, avant que sa notoriété ne lui permette de rédiger des critiques pour un magazine et sur un site d’avis de spectateurs. Quatre ans après ses débuts dans cette revue, une collègue l’invita à tenir une chronique de conseils aux auditeurs dans une émission de radio nocturne. À vrai dire, celle-ci traitait de soucis embarrassants et bien précis qu’on rechignerait à aborder en temps normal, plutôt que de sujets profonds ; néanmoins, la popularité de ce programme était telle qu’elle bénéficiait de bon nombre de questions de la part des auditeurs. Un jour, tandis qu’elle parcourait les commentaires sur la page d’un réseau social de l’émission, elle trouva dans les réponses : « Yōko est vraiment épatante. Elle et moi étions dans le même lycée ! » Curieuse de l’identité de l’expéditeur, elle cliqua sur son nom afin d’en ouvrir le profil et crut reconnaître la n°1 de la 2nde 2 – car en lieu et place de son patronyme, figurait son surnom de l’époque. Elle ignorait où celle-ci vivait mais, visiblement, ce n’était plus sur l’île isolée où elle avait habité moins d’une dizaine d’années plus tôt. Aujourd’hui mère de deux enfants, elle avait posté des photos d’une sortie dans un grand centre commercial près de chez elle et dans un parc d’attractions.

La n°1 de la 2nde 1 voulut répondre, mais hésita : sur ces clichés, les visages de la mère et des enfants étaient si peu visibles qu’ils ne lui renvoyaient pas l’image de la n°1 de la 2nde 2 qu’elle connaissait. D’autant que celle-ci ne l’avait pas contactée directement, pas plus que l’émission de radio. Elle se dit qu’elle la croiserait certainement à nouveau un jour, quelque part, comme lorsqu’elle l’avait appelée depuis la route, cet été-là.

Son émission resta à l’antenne pendant trois ans. Par la suite, elle publia trois recueils d’essais.

Bien des années plus tard, sollicitée par une connaissance, elle enseigna à l’université. À la fin de son premier cours, un étudiant au teint clair s’adressa à elle.

« Madame Aoki, ma mère m’a dit que vous aviez fréquenté le même lycée ! »

C’était le fils aîné de la n°1 de la 2nde 2. Il avait ses traits.

« Comment va-t-elle ?

— En ce moment, elle vit à Dalian, en Chine. Son second mari y a été muté. »

Le garçon sortit son portable et lui présenta une photo. La n°1 de la 2nde 2 posait en survêtement rouge devant des bateaux mouillant dans un port.

« Ma mère m’a raconté que toutes les deux, vous aviez vu un extra-terrestre, c’est vrai ? Un petit être bleu-gris ? »

Le fils de la n°1 de la 2nde 2 semblait vraiment impatient de connaître toute l’histoire.


Shibasaki Tomoka, Ichinen ichikumi ichiban to nikumi ichiban ha, nagaame no natsu ni watarirōka no soba no uekomi de kinoko wo hakken shi, sotsugyō shite ni nen go ni saikai shita ato, jūnen tatte, nijūnen tatte, mada aeteinai hanashi, 2020, Chikuma Shobō
Traduction Alice Hureau

Vous aimerez aussi
Estampe Japonaise

Maggie tue-les-chats

I. Mon nom est Maggie tue-les-chats. Mais je ne tue pas de chats. Je sais pas pourquoi on m'appelle comme ça. Les noms sont souvent donnés sans raison particulière, alors ça ne me dérange pas.
Estampe japonaise

Lilas des Indes

Des plantes occidentales exotiques y germaient parfois, charriées par les déjections d’oiseaux, mais c’était avant tout un jardin japonais. Faute d’entretien, palmiers, camphriers, oliviers odorants et rhododendrons, camélias d’automne, magnolias à grandes fleurs, pins des bouddhistes, cleyères du Japon et broussailles, mais aussi cèdres du Japon poussaient à foison, dans l’anarchie la plus totale.
Estampe Japonaise

Les poux

Il avait deux seconds, Tsukuda Kyūdayū et Yamagishi Sanjūrō, le bateau de Tsukuda portait une bannière blanche, celui de Yamagishi, une bannière rouge. On rapporte que les konpira-bune, d’un tonnage de cinq cents koku, avaient fière allure lorsqu’ils quittèrent le delta pour la mer, avec leurs bannières rouge et blanche claquant au vent.