Petit singe (2e partie)

Le lendemain – c’était un samedi – quand je me suis réveillé, ma femme et ma fille n’étaient pas là ; elles étaient peut-être déjà levées. J’ai regardé l’heure : il n’était pas encore huit heures. À ce moment-là, d’ordinaire, je suis déjà descendu du train et je me dirige vers mon bureau. Pas un bruit dans la maison. Je me suis dit que peut-être elles parlaient à voix basse pour ne pas me réveiller, mais rien n’indiquait leur présence. Je suis allé aux toilettes, je me suis lavé le visage et j’ai gagné le séjour, mais, comme je m’y attendais, il n’y avait personne. J’ai poussé un soupir et j’ai allumé la télé. La chaîne était réglée sur une émission pour enfants : le dispositif de « Pythagora switch[1] » était en mouvement avec un bruit léger. La bille roulait, un panneau pivotait, un engrenage se mettait en branle et des dominos tombaient. C’était d’autant plus plaisant que c’était simple, avec à chaque fois la même musique : c’est vraiment conçu par des gens intelligents. Un jour, on regardait cette émission avec ma femme et comme elle était très admirative, je lui ai dit que puisque c’étaient des gens intelligents qui calculaient tout ça et construisaient le dispositif, ça ne devait pas être si difficile. Pour eux, ça devait être comme préparer un curry en suivant la recette écrite sur le paquet ou se rendre quelque part en suivant un plan. Ça existe, des gens qui dès lors qu’ils font les choses méthodiquement réussissent à tous les coups. Simplement, ma femme et moi, et peut-être notre fille, nous, on n’est pas comme ça. « Non, a dit ma femme de façon péremptoire. Ils ont montré il n’y a pas longtemps comment ça ratait et ils faisaient plein de prises différentes. — Hein ? — Oui, ils ont montré, est intervenue ma fille. C’est la “Marche Pythagora sōchi 153[2]” ! — Oui. Tu t’en souviens bien, Su-chan ! C’est Demon Kogure[3]qui chantait. — Ah bon. C’est peut-être les matériaux qui ne vont pas à cause de l’humidité ou parce qu’on a les mains sales… — Ou bien pour certaines choses, on a beau calculer à l’avance, on ne comprend vraiment que si on les fait. C’est peut-être vrai pour tout. — Oui, mais si on ne calcule pas, il n’y a rien qui marche. — Oui, bien sûr. Mais c’est pour ça que tout le monde, enfants comme adultes, est impressionné. Ce n’est pas un simple truc qui marche parfaitement si on a tout calculé à l’avance. » Ça avait l’air d’être la fin de l’émission : le dispositif finissait par l’apparition du « pi » de Pythagora et d’autres images sont apparues à l’écran. Un garçon et une fille qui criaient d’une voix aigüe pas naturelle du tout : « Vous êtes en forme, tout le monde ! » J’ai changé de chaîne. Où pouvaient-elles bien être passées ? En promenade ? Jusqu’à la boulangerie pour le petit-déjeuner ? Comme il faisait beau, je suis sorti dans le jardin pour voir si elles y étaient et j’ai entendu des voix. Ma femme parlait avec quelqu’un. J’ai regardé discrètement depuis le portail : elle tenait ma fille par la main et discutait avec notre vieille voisine, devant leur maison. En effet, elle tenait un sac de la boulangerie. N’ayant aucune envie de les rejoindre, je suis rentré sans me faire remarquer. À la télé, il était question de politique, encore quelqu’un à qui on reprochait une expression malheureuse. Quand je pense aux relations avec les pays voisins, aux catastrophes naturelles, parfois j’ai le sentiment qu’on a eu un enfant vraiment à une époque pas possible et je suis pris d’effroi en songeant à l’avenir. Ça ne sert à rien de se creuser la tête mais, enfant, je croyais que lorsque je serais grand, les hommes seraient assez puissants pour trouver une solution à des phénomènes comme les typhons. Même si on ne pouvait pas éviter les tremblements de terre, je me disais que comme dans Doraemon ou 21 emon[4], si on arrivait à les prévoir, on saurait s’en sortir dès lors que le moment fatidique serait passé. Même si ce n’était pas maintenant, on y parviendrait un jour. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Aussi impossible que d’habiter sur la lune. Et non seulement ça continuera ainsi, mais ça va empirer. Dans un monde où la justice est absente, où les puissants ne cessent d’exercer leur cruauté, où chaleur et pluie deviennent toujours plus terribles. Je n’ai aucun souvenir d’avoir choisi un tel avenir. Même si ce n’est pas moi qui l’ai choisi, je comprends bien que ça ne serait pas honnête de dire à des enfants qui ont l’avenir devant eux que ce n’est pas de ma faute. Un singe, l’arbre à kaki des voisins, ce n’est vraiment pas grand-chose. Si ma femme et moi étions aujourd’hui de jeunes mariés, peut-être que nous ne souhaiterions pas avoir d’enfant. Faut pas en avoir, hein ? ils seront trop à plaindre, hein ? Je ne pense pas que notre fille soit douée d’une intelligence, d’une force physique ou d’une beauté remarquables ; nous n’appartenons pas du tout, ma femme et moi, pas plus qu’aucun de nos parents, à l’élite de la nation. Dans de telles conditions, si on me demandait si à l’avenir ma fille pourrait être heureuse dans ce pays, je dirais que non. Savoir si ma femme partage mon point de vue, c’est un autre problème. Et puis, quoi qu’il en soit, la question est réglée. Ce qui importe, c’est que le singe ne vienne pas chez nous et ne griffe pas ma fille ou ma femme. Qu’il ne les morde pas. Elles n’étaient pas encore revenues. J’avais faim. Je suis à nouveau sorti dans le jardin, l’air de rien. J’ai passé la tête au portail en faisant comme si je venais de m’apercevoir de leur présence et j’ai dit bonjour en souriant. Ma fille qui avait l’air de s’ennuyer a alors regardé de mon côté et crié : « Papa ! » La voisine s’est inclinée pour me saluer. Bien que ce soit le matin d’un jour de congé, elle était bien coiffée et maquillée. Je dis le matin d’un jour de congé mais, pour une personne âgée comme elle, jour de congé et matin, ça ne veut peut-être rien dire. Elle était un peu voûtée, mais autrefois elle avait dû être une jolie femme, à coup sûr. « Pardon, on est allées acheter du pain. Comme tu dormais, j’ai pris Su-chan. » En revanche, ma femme, elle, sous le chapeau qu’elle porte immanquablement depuis la naissance de ma fille, n’est sans doute pas maquillée. Si elle se met plein de vernis à ongle, par contre, elle ne soucie pas du tout de son visage. Enfin, les mères de famille, c’est peut-être toujours comme ça. Ma mère non plus ne se maquillait pas beaucoup. « Merci ! » Je me suis rapproché d’elles trois et j’ai tendu la main à ma fille. Elle semblait lasse d’écouter cette conversation d’adultes qui n’en finissait pas et l’a prise d’un air ravi. Cette main qu’il me semblait ne pas avoir touchée depuis un certain temps avait pas mal grandi et était – pauvre petite ! – toute froide. Le bout de son nez, petit et rond, était rouge. Laisser une enfant dans le froid le ventre vide ! « Maman, on va peut-être rentrer en premier et je donnerai à manger à Su-chan. D’accord ? — Oui, bien sûr. Merci ! » J’ai pris le sac contenant le pain et, main dans la main, on est revenus à la maison. Sur une toile d’araignée tissée sur l’arbre près de l’entrée – depuis quand était-elle là ? – s’était déposée de la rosée qui brillait au soleil matinal en formant un petit arc-en-ciel. Quand je l’ai balayée de la main, ma fille s’est écriée : « Beurk ! » Les petits brins d’herbe sur les sneakers qu’elle avait enlevés dans l’entrée, mouillés, avaient laissé des traces sur le sol en ciment. « Elle parlait de quoi, maman, avec la voisine ? — Du singe. — Ah bon ? du singe ? — C’est vraiment gênant, le singe », a dit ma fille sur un ton que je ne lui connaissais pas. Elle imitait peut-être la façon de parler de la voisine. Puis, elle est partie vers la salle de bain en disant : « Je vais me laver les mains ! Fais couler l’eau chaude ! » Sur ses ongles, il restait encore un peu de craie d’hier légèrement incrustée. 

Alors que nous mangions les petits pains en regardant une émission pour enfants, ma femme est entrée. « Vous avez parlé longtemps. — Ah bon ? » Elle a enlevé son chapeau et a défait ses cheveux. « Su-chan s’embêtait, par ce froid. — Ah, désolée. En fait, la voisine me demandait si je n’avais pas vu un doudou. — Un doudou ? — Ils ont perdu un vieux doudou. » Tout en enlevant sa veste, ma femme a éteint la télé l’air de rien. Peut-être parce qu’elle en avait l’habitude, ma fille n’a pas protesté et a continué à mordre dans son pain fourré à la saucisse. « Elle m’a demandé si je n’avais pas vu quelque chose qui serait tombé… Je lui ai dit que non. En fait, elle avait retrouvé un doudou auquel son fils tenait quand il était petit et alors qu’elle pensait le lui envoyer maintenant qu’il commence à faire froid, elle n’arrivait pas à remettre la main dessus. » Je me suis dit qu’envoyer un doudou à un adulte parce qu’il commençait à faire froid, ça relevait du film d’horreur, mais ma femme avait l’air de trouver ça normal. « C’est un grand doudou, grandeur nature ? — Hein ? Non, non, c’est un doudou ordinaire. Il est petit. C’est la voisine qui l’a fabriqué. Elle l’a cousu autrefois avec de vieux vêtements. — Ah bon… — Je lui ai dit que si on le trouvait, on lui dirait. Tu l’as déjà vu ? — Non… mais, sinon, vous n’avez pas parlé du singe ? Su-chan me disait ça… — Si, si… on en a aussi parlé. Elle m’a d’abord demandé pour le doudou, puis on a parlé du singe. C’est vrai qu’on a parlé longtemps. J’ai faim. J’ai envie de manger un petit pain. Eh ? Tu ne bois pas de lait, Su-chan ? Tu devrais boire du lait. Je vais en chercher. — J’en veux pas ! — Bois-en un verre, c’est nourrissant ! Et toi, qu’est-ce que tu prends ? Tu veux du café ? — Oui, avec un nuage de lait. — D’accord. » Ma femme a apporté un pack de lait et le verre de Su-chan qu’elle a posé sur la table, puis elle est retournée dans la cuisine. Tout en retenant la main que ma fille tendait vers le pack de lait, je lui en ai versé dans son verre. Je n’étais pas encore arrivé au premier tiers qu’elle a murmuré que c’était suffisant comme ça. Alors, j’ai arrêté. Elle a tout bu d’un coup et juste après elle a mangé du pain pour faire passer. Elle n’a pas l’air d’aimer le lait. Moi, quand j’étais petit, c’était pareil. Alors, le matin, on me faisait du chocolat ou du café au lait bien sucré pour que je le boive. « Maman, si on mettait du chocolat dans le lait de Su-chan ? — Su-chan, tu as envie de faire comme ça ? » a demandé ma femme depuis la cuisine. Ma fille a fait non de la tête. « Non. — Pourquoi ? Ça serait plus facile à boire. — Oui… mais j’veux pas. — Alors, avec du café ? Un tout petit peu de café avec plein de sucre. Papa, quand il était petit, mamie, elle lui en faisait tous les jours. — Non, j’veux pas. » Ma fille s’est levée et est partie en courant. « Tu vas où ? — J’ai fini de manger. Je vais aux toilettes ! » 

J’ai fait claquer ma langue, me suis levé et j’ai dit à ma femme : « Elle va aux toilettes. — Ces derniers temps, elle est capable d’aller faire pipi entièrement toute seule. » La machine à café a vrombi et une bonne odeur s’est répandue. Ma femme aime le café. Quand elle a arrêté d’allaiter et qu’elle n’a plus eu besoin de faire attention à la quantité de caféine qu’elle prenait, je lui ai offert comme cadeau d’anniversaire cette machine – un modèle étranger, imposant et pas donné, qui lui plaît : elle s’en sert tous les matins. Je me suis assis et j’ai mordu dans mon morceau de baguette aux œufs de colin. « La voisine, quand elle était petite, elle vivait à la campagne et elle a vu des singes. — Évidemment, à la campagne, autrefois, il y avait des singes. — Non, c’est pas ça. Il paraît qu’autrefois les singes ne descendaient presque jamais dans les villages. Sans doute qu’il y avait tout ce qu’il fallait dans les montagnes. Ils n’avaient pas de raison de venir là où les hommes habitent. — Ah bon. — Mais il arrivait parfois qu’un jeune singe descende jusqu’au village. Par curiosité. Alors, les adultes arrêtaient les travaux des champs et rentraient chez eux. Parce que le singe les regardait. — Ah ? — C’était justement à l’époque de la moisson. Toute la famille de la voisine s’y était mis. Quelqu’un a dit : “Un singe nous regarde” et tout le monde a arrêté de travailler. Mais, la voisine, comme elle voulait finir rapidement – c’était encore une enfant… En plus, elle n’avait pas le droit d’aller s’amuser avant d’avoir fini ce qu’on lui avait donné à faire. Et puis, à cette époque, il fallait manquer l’école… Alors, en cachette de ses parents, elle a continué à faire sa part de travail. — D’accord. — Le riz, tu sais, quand on l’a récolté, on le lie en gerbe et on le fait sécher. On le met sur des trucs en bois qui ressemblent à des étagères, dans les rizières. — Ah oui, j’en ai déjà vu. » Un paysage champêtre du Japon du bon vieux temps, vu à la télé ou en photo, avec les gerbes dorées de riz, des paysans à l’allure rustique qui fêtent la récolte, fruit d’une année de travail, au loin des arbres à kaki, un ou deux corbeaux dans le couchant et des roseaux. « Elle a donc fini sa tâche, puis est rentrée à la maison. Un peu plus tard, les gerbes de riz qu’elle avait mises à sécher dans la rizière avaient été déplacées sur les haies du jardin de la maison. Elles étaient disposées de la même façon, divisées en deux de part et d’autre des haies. Elle a cru que quelqu’un avait fait une plaisanterie mais c’était le singe. — Hein ? — On l’a grondée en lui disant qu’un singe, si on lui fait voir ce que font les humains, il l’imite. C’est pour ça que devant eux, il ne faut rien faire de typiquement humain. Quelqu’un avait arraché des radis daikon devant un singe et le lendemain, tous les radis du champ étaient arrachés. Un autre avait utilisé un parapluie devant un singe ; la fois suivante qu’il avait plu, il se l’était fait voler et l’avait retrouvé dans la montagne. Un autre encore qui avait pilé du riz pour faire du mochi devant un singe avait retrouvé déposé devant sa maison quelque chose qui avait été écrasé avec une pierre. Il avait regardé ; c’était un gros crapaud tout écrasé, malaxé et mis sur des feuilles comme sur une assiette ! — Beurk ! — C’est pourquoi devant un singe il faut tranquillement rentrer chez soi et attendre. Parce qu’un singe, ça imite tout ce que ça voit. » Tout en parlant, ma femme a apporté son café et le mien. « Maman ! » Ma fille appelait depuis les toilettes. « Qu’est-ce qu’il y a ? — Viens m’essuyer! — Ah ! Tu as fait caca ? J’arrive tout de suite. » J’ai bu une gorgée de café noir, puis j’y ai versé une goutte de lait. La surface noire s’est troublée d’une traînée blanche, mais l’instant d’après une couche translucide de couleur marron s’est formée et la vapeur s’est tranquillement élevée en volute. J’ai bu lentement. C’était chaud et ça sentait bon. Il n’y a pas dire, ce n’est pas la même chose que la machine à café du bureau. Singe, singer les humains… L’histoire est amusante mais est-ce qu’on peut y croire ? Les singes qu’on peut voir sur la montagne des singes au zoo, ils ont l’air de singes. Ils se comportent parfois comme des êtres humains, mais s’ils ont l’air humain, c’est justement parce que ce sont des singes. Je n’en ai jamais vu faisant semblant de tripoter leur smartphone, avec leur enfant à cheval sur les épaules, tout comme je n’ai jamais vu de couple de singes qui ne se regardent pas parce qu’ils se font la tête. S’il ne s’agit que d’arracher des radis, ils doivent savoir le faire sans avoir besoin de singer les humains. Ma femme est revenue avec ma fille, s’est assise sans entrain sur la chaise et a commencé à manger un pain fourré aux châtaignes et à la pâte de haricots azuki. « Maman, je peux mettre la télé ? — Oui, si tu veux. » Ma femme a actionné la télécommande. Un dessin animé venait justement de commencer. « Tu parlais de singes qui imitent les humains. — Ah oui, c’est vrai. Et puis, pour les kakis. La voisine m’a dit que ça ne lui plaisait pas qu’ils servent de nourriture aux singes et qu’eux, comme ils étaient vieux, ils ne pouvaient rien y faire. Ils comptent demander à quelqu’un de s’en occuper. Elle m’a encore donné des kakis. Après le repas, tu en mangeras ? — Non merci, pas aujourd’hui. — Pas aujourd’hui ? En fait, tu n’en manges jamais ! Su-chan n’en mange pas non plus, si bien que je suis la seule. » Ma femme faisait la tête. Au coin de sa bouche, il y avait un grain de moutarde. « Moi non plus, les kakis, je n’adore pas… — Tu n’adores pas ! Moi, tu sais, ce n’est pas que j’adore ! Mais comme on nous les donne, tu pourrais au moins faire un petit effort pour ne pas les laisser pourrir ! — Bon, d’accord, j’en mangerai après. Tu peux me l’éplucher ? S’il y a trop de kakis, pourquoi tu ne ferais pas des kakis séchés ? Ma mère en a fait plusieurs fois. Il paraît que ça se conserve. — Tu en mangerais ? — Non. »

Le lendemain dimanche, l’après-midi, une camionnette était garée devant chez les voisins. Il y avait deux hommes sur l’arbre à kaki. Ma femme est allée voir et m’a dit qu’ils s’étaient adressés à des hommes à tout faire. « Ah, des hommes à tout faire. — Il y a souvent des prospectus. C’est marqué qu’ils font le désherbage ou qu’ils débarrassent des encombrants, mais ils viennent aussi cueillir les kakis. » Le soir, tous les fruits avaient disparu. On n’en voyait que deux au sommet de l’arbre des voisins. Il donnait même l’impression générale d’être plus petit. C’était à se demander comment ses frêles branches avaient pu supporter autant de fruits. Alors que je le regardais, la voisine est sortie et s’est inclinée devant moi en s’excusant pour le dérangement causé. « Non, non. C’est extraordinaire. Presque tous les fruits ont disparu ! En un rien de temps ! — Oui, c’est vrai. Il n’y a pas à dire, ce sont des professionnels. Ils ont installé comme ça un échafaudage tout simple et sont allés jusqu’en haut… Grimper dans les branches d’un arbre à kaki, comme elles sont fragiles, c’est dangereux. Il faut prendre la peine d’installer un échafaudage. — Oui. » On a l’image de garnements à la campagne qui grimpent sur un arbre à kaki pour prendre les fruits, mais ce ne sont peut-être que des histoires. Ou bien peut-être qu’avec leur poids, ça ne pose pas problème… Mais pourtant, le fils de la voisine grimpait bien à l’arbre pour les cueillir. « Et puis les fruits, comme on ne pouvait pas tout manger, on a demandé qu’ils les prennent. Ils les ont mis dans des cartons et sont partis avec. Notre fils n’étant plus là, on ne serait jamais arrivé à tout manger. Il adore ça. Quand c’était la saison, il en avalait matin midi et soir, trois ou quatre par repas. — Impressionnant ! — Comme là où il est, il y a des arbres à kaki, on ne peut pas lui en envoyer. » La voisine a regardé l’arbre. Le sommet de son crâne était dégarni : on voyait la peau. Elle était couleur de cendre. « Comme ça, vraiment, ça change ! — Mais, tout en haut, il en reste deux. Ils les ont oubliés ? » La voisine m’a regardé et a souri. « Ça, c’est pour protéger l’arbre. On en laisse au moins un. Pour qu’il fructifie. C’est une vieille tradition. — Ah bon… Espérons que le singe ne reviendra plus. Il ne faudrait pas qu’il les mange. — Oui, le pauvre. Un petit singe, descendre jusqu’ici. — Le singe, vous l’avez vu ? — Oui, bien sûr. Justement depuis la fenêtre qui est à l’étage. C’est la chambre de notre fils. Comme j’aérais, je l’ai vu en train de manger des kakis. Il était mignon. Mais les animaux sauvages… Sinon, on a discuté avec mon mari pour savoir si on allait couper cet arbre. On en a chargé les hommes à tout faire. Ça n’a rien d’urgent mais on leur a demandé de le faire avant qu’il ne donne des fruits l’année prochaine. On leur fera établir un devis la prochaine fois. — Ah bon ? C’est une bonne idée. — N’est-ce pas ? Oui, c’est mieux comme ça. »

La voisine a pris congé et est rentrée chez elle.

Ensuite, je n’ai plus entendu dire qu’on avait vu le singe mais environ une semaine plus tard, alors qu’exceptionnellement je rentrais tôt du travail, j’ai senti une présence. Je me suis retourné et j’ai vu sur le muret en parpaings de la maison des voisins le singe. Il était vraiment petit. Pas seulement par la taille, mais son visage aussi faisait enfantin. Il avait des yeux clairs. Bleus ou gris cendre, plutôt transparents. À l’instant où je me suis demandé s’il me voyait, il m’a distinctement regardé dans les yeux. Il tenait contre sa petite poitrine quelque chose. Un doudou ? Une chose avec des bras et des jambes. Ça ressemblait à un doudou tout bête en chiffon, avec un nez et des yeux tout simples sur le visage. Cette face, pas plus grande que la paume de la main, avachie, usée, était barbouillée d’orange. Comme si on l’avait frottée de rouille et qu’en séchant la couleur avait passé. Est-ce qu’il s’est aperçu que je regardais le doudou qu’il étreignait ? Il a montré les dents. Ses yeux pâles ont lancé des éclairs. Ses dents étaient blanches, ses gencives rouges. Ses narines dilatées ressemblaient comme deux gouttes d’eau à celles des hommes. L’intérieur aussi en était rouge. Il a grimpé en sautant sur l’arbre à kaki maintenant nu et, montant jusqu’au sommet, a attrapé le kaki qui de rouge était presque devenu noirâtre et transparent. Il l’a frotté sur la tête de la poupée qu’il tenait contre sa poitrine comme pour l’en badigeonner. Puis, il a bondi sur le toit en tuiles de la maison des voisins, en est descendu et est parti en courant. Papa… J’ai entendu depuis une fenêtre un enfant qui appelait son père. « Papa. » Il ne s’agissait pas de moi. J’ai regardé dans la direction où le singe avait disparu. Les rangées de maisons neuves formaient une ligne blanche sur la colline. Derrière, le soleil était sans doute en train de se coucher. La lisière des nuages brillait obscurément. Une nuée d’oiseaux comme un vol d’ombres noires tournait en rond autour des pylônes électriques.


[1] Émission de la NHK destinée aux enfants, « Pythagora Switch » présente une séquence où une bille d’acier met en branle un dispositif complexe sur le principe des machines de Rube Goldberg. 

[2] La « Marche Pythagora sōchi 153 » est un bêtisier de « Pythagora Switch » accompagné de commentaires en chanson. On pourra regarder cette vidéo ici.

[3] Demon Kogure, alias Demon Kakka, est un musicien de heavy metal, auteur-compositeur, artiste et journaliste japonais. 

[4] Doraemon et 21 emon sont deux très célèbres bandes dessinées de Fukiko Fujio. Doraemon est un chat-robot venu du futur pour aider un jeune garçon, Nobita, en lui fournissant des inventions extraordinaires.


Note du traducteur : je tiens à saluer et remercier les étudiants de l’université Sophia et de l’université Keio avec lesquels j’ai travaillé sur la traduction d’une partie de cette nouvelle dans le cadre de leurs cours.


Oyamada Hiroko, Kozaru, 2021
Traduction Vincent Brancourt

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